Les Ambassadeurs d’Holbein : interview critique de Peter Parshall

A l’occasion de la sortie de l’épisode 6 de l’Art en Question, Peter Parshall, ancien conservateur de la National Gallery de Washington et expert d’Holbein, nous a accordé une interview critique en rapport avec la version longue du film. L’interview a été recueilli en anglais et est traduit en français.

CED > Les Ambassadeurs représentent deux hommes entourés du meilleur de la technologie de leur époque, dans un environnement froid et claustrophobe, qui n’est pas sans écho avec la culture visuelle contemporaine. Dans une version abandonnée du scénario, nous pensions par exemple à la scène finale de 2001, l’Odyssée de l’Espace, “Jupiter au-delà de l’infini” (extrait vidéo 1, explication vidéo 2) : le héros spationaute y échoue dans un “zoo humain” où il se voit confronté à la mort et à une forme de renaissance. Bien sûr, Kubrick exprime des angoisses typiques de son époque, liées à la technologie nucléaire ou à la conquête spatiale, qui semblent avoir peu de rapport avec le côté triomphant de nos deux diplomates et de leurs outils. Peut-il néanmoins y avoir quelque chose d’éclairant dans ce type de comparaisons “anachroniques” ?

 

Peter Parshall > Il s’agit en effet d’une question très intéressante, et pas totalement anachronique selon moi : gardons à l’esprit que les Ambassadeurs ont été peints à une époque où la presse typographique, la boussole magnétique et la poudre à canon étaient considérées comme les plus grandes inventions humaines. Ces innovations capitales apparaissent respectivement, comme une méthode sans équivalent pour répandre des idées puissantes et parfois délétères, comme un outil de navigation facilitant la course des Européens pour s’assujettir le reste du monde et enfin comme un moyen efficace de tuer en masse. Ces réalisations ont suscité une grande anxiétéau sein de l’intelligentsia européenne : l’imprimerie n’était pas seulement importante pour la diffusion du savoir, mais aussi pour la propagande politique et religieuse, qui est souvent le revers pernicieux de la rhétorique politique. En ce qui concerne la boussole, dès les premiers voyages d’exploration, Bartholomé de las Casas, et d’autres, ont exprimé leur horreur devant les atrocités commises à l’égard des populations indigènes du Nouveau Monde, tandis que Thomas More et Michel de Montaigne, chacun à leur manière, ont consacré des écrits au sujet de l’ethnocentrisme et du besoin d’une compréhension plus bienveillante et “relativiste” des autres cultures. L’utilisation de la poudre, qui n’a bien sûr pas été inventée en Europe, a créé une série de conditions nouvelles de l’art de la guerre, la plus importante d’entre elles étant la possibilité de tuer à grand nombre de personnes à distance.

L’art de la diplomatie, dans le sens où nous le concevons aujourd’hui, a émergé en droite ligne de ces évolutions, ce que vous exprimez de façon tout à fait claire dans votre vidéo. Il est en effet devenu très rapidement évident qu’il fallait trouver une meilleure façon de résoudre les conflits que l’éradication de populations entières. Le portrait réalisé par Holbein exprime notamment cet état des choses, au sens, d’une part, où les deux ambassadeurs accomplissent des missions diplomatiques et, d’autre part, où ils donnent une importance telle à leur amitié qu’ils passent commande d’un double portrait pour la commémorer.

Il est intéressant de noter à cet égard que, bien qu’on attribue l’invention des premiers systèmes d’ambassades aux cités-Etats italiens, il fut acquis presque immédiatement que la langue internationale de la diplomatie devrait être le français, les Français refusant d’apprendre d’autres langues. Heureusement tout cela a changé, mais ce sont mes propres compatriotes qui ont maintenant hérité de ce “privilège du refus” ! Mais on pourrait dire que tous les autres facteurs sont restés en grande partie les mêmes.

Par conséquent, il y a une perspective tout à fait légitime selon laquelle ces deux ambassadeurs qui nous font face d’un air grave depuis leur espace confiné, avec leurs petits jouets soigneusement placés sur les étagères, expriment quelque chose de profond sur cette sombre situation. Ils font partie d’un monde où l’horizon géographique s’est immensément accru en une seule génération, d’une façon comparable avec la conquête spatiale: ce nouveau monde offrait d’immenses possibilités tout en étant à peine connu ou exploré. Dans ce contexte, les deux ambassadeurs pouvaient-ils encore se croire au centre du monde, ou se rendaient-ils compte que ce monde était lui-même en train de s’écrouler ? Les calculs de Copernic ont été imprimés seulement dix ans plus tard, ouvrant la voie à la démonstration du fait que terre ne pouvait être au centre de l’univers.

This is, in fact, a very interesting question, and I think not entirely anachronistic. One must keep in mind that the Ambassadors was painted at a time when the printing press, the magnetic compass, and gunpowder were declared to be the greatest of all human inventions. We can characterize those “breakthroughs” as follows: an unparalleled method for disseminating powerful, sometimes poisonous ideas; a navigational device that facilitated the European rush to subdue the rest of the planet; and an efficient means of mass murder. These achievements provoked a great deal of anxiety within certain sectors of the European intelligentsia. Printing was important not only to the dissemination of learning, but also the spread of religious and political propaganda, often a pernicious aspect of public rhetoric. As to the compass, in the early voyages of discovery Bartolomé de las Casas and others expressed horror at the atrocities committed against native populations in the New World, while Thomas More and Michel de Montaigne in their different ways wrote about ethnocentrism and the need for a relativised and sympathetic understanding of foreign cultures. The use of gunpowder, not of course invented locally, created an entirely new set of conditions for warfare, the most important being the possibility of killing large numbers of people at a distance.

The art of diplomacy as we now understand it was a direct outgrowth of this development, and you make this very significant in your video. It became apparent early on that there needed to be a better way of resolving conflict than the devastation of entire populations. Holbein’s portrait was partly a recognition of this state of affairs in the sense that the two ambassadors undertook diplomatic careers, and that they gave such importance to their friendship that they commissioned a double portrait to commemorate it. It is interesting to note that, although the Italian Renaissance city states are credited with first developing the ambassadorial system, it was conceded right away that the language of international diplomacy would have to be French because the French just refused to learn other languages. Happily it has now all changed, and my own countrymen have inherited this privilege of refusal! But one might say that the other factors have remained largely the same. So there is a way in which it is entirely appropriate to see the ambassadors gravely confronting us in their confined space with their little toys neatly placed on the shelves as expressing something profound about this grim situation. They lived in a world that inside a single generation had hugely expanded its geographical horizon, indeed in a manner comparable to the discovery of outer space. Likewise, this new situation offered so much possibility and so little of it as yet explored or understood. Was it possible for the ambassadors to imagine that they still stood at the center of the world, or did they see it was all falling apart? Only ten years after Holbein painted this double-portrait Copernicus’s calculations went into print. They provided the key to demonstrating that the earth could no longer be considered the center of the universe.

CED > La lecture de votre article sur les Images de la mort a été déterminante pour notre scénario. Selon vous, elles expriment une philosophie originale du peintre, qui va au-delà du message standard de l’église : “n’oublie pas que tu vas mourir et faire face au jugement de ton créateur”. Quelle est-elle et comment peut-on la déceler ? Vous évoquez une forme d’attitude sceptique, ironique et vous allez jusqu’à évoquer Montaigne et Pascal !

Peter Parshall > A propos de l’oeuvre d’Holbein dans son ensemble, on peut presque parler d’obsession pour les questions existentielles. Commençons par sa célèbre série de gravures sur bois, conçues dix ans avant les Ambassadeurs, et communément appelées Danses de la mort (plus proprement appelées “Images de la Mort”) : on peut y trouver une manière singulière, subtile et souvent ambiguë, de traiter de ce thème, avec une certaine réserve et une distance ironique. Holbein souligne en particulier que plus nous essayons d’échapper à l’inévitable, plus nous concourrons à nous en rapprocher.

En l’occurrence, nous parlons ici d’un sujet, la mort, qui ne saurait être plus proche d’une vérité universelle : elle est le fondement de la tragédie tout comme l’amour, sa contrepartie naturelle, l’est de la comédie. Telles sont les bases de la littérature occidentale, et après Homère et l’Ancien testament il était difficile de dire quelque chose d’original sur l’un comme l’autre. L’Eglise chrétienne, d’un autre côté, avait des idées bien à elle sur l’amour et la mort -la monogamie, la chasteté, la résurrection de la chair, le Paradis-, dont Holbein était l’élève et l’héritier. Il a également mûri à une époque de profonde crise religieuse, et était dans une certaine mesure un participant non consentant de ce débat féroce entre catholiques et réformateurs qui a tant accaparé la vie intellectuelle et politique du XVIème siècle au nord de l’Europe. Si l’on considère son oeuvre de façon générale, elle reflète ce contexte tendu, mais d’une façon “indépendante”, au sens où Holbein tente de se tenir à l’écart du fracas et de dégager une vision objective -ie. une vision qui exprimerait vraiment objectivement la condition humaine. Tout en reconnaissant l’impossibilité et même la vanité d’une telle tâche, on peut néanmoins rapprocher l’attitude d’Holbein d’un certain nombre d’autres penseurs de son temps, dont les plus notables sont Erasme, Thomas More, et un peu plus tard Montaigne, ainsi que Shakespeare. Leur lecture évoque les anciennes traditions philosophiques du stoïcisme et leur acolyte naturel, le scepticisme, qui tous deux visent à se détacher de la folie humaine et de la peur de la mort. L’épigramme de Montaigne que vous citez en conclusion de la vidéo souligne précisément ce point.

Si nous prenons l’exemple de l’image d’Adam labourant le sol, qui apparaît dans la vidéo (note : dans la version longue), le caractère brillant de l’ironie d’Holbein, et en même temps sa compassion, apparaissent clairement : expulsés du Paradis, Eve doit tisser ses vêtements et enfanter dans la douleur, et Adam doit labourer la terre. Il déracine un arbre avec l’aide de la Mort, retirant la vie dans le but de rendre le terrain fertile. De la même façon, Eve donne le sein à son premier fils Caïn, qui commettra le premier meurtre et assistera à la première manifestation de la mort dans le monde. La vie et la mort se conditionnent de façon inséparable, l’une est définie par l’autre. C’est cette vérité essentielle qui sous-tend toute la manière d’Holbein de représenter la vie humaine, et on la voit partout à l’oeuvre dans les Ambassadeurs. Il s’agit là du cadre de la pensée stoïcienne, dont les attitudes étaient partagées par de nombreux penseurs de la Renaissance qui se trouvaient mal à l’aise dans les circonstances de conflit, où le juste est souvent opposé au juste, et l’erreur opposée à un autre genre d’erreur. Holbein semble avoir fait partie de ce type de culture intellectuelle.

Etait-il opposé à l’enseignement de l’Eglise ? Pas véritablement, bien que la plupart de ces auteurs, et Holbein lui-même, eurent des difficultés avec les autorités religieuses. Le scepticisme visait les défauts humains, sujet sur lequel tant les chrétiens catholiques que réformés pouvaient largement s’accorder.

Looking at Holbein’s work overall one can almost speak of an obsession with existential questions. Beginning with his famous series of woodcuts known popularly as the Dance of Death (more properly Figures of Death), which he designed over a decade before the Ambassadors, one finds a distinctly subtle and often ambiguous way of dealing with the theme. He approaches the subject with a certain coyness and ironic distance, emphasizing in particular how the more we attempt to elude the inevitable, the more we fall into its path. Here we are talking about a subject that is as close as one can come to a universal. Death forms the basis of tragedy, just as love, its natural counterpart, forms the basis of comedy. These are the foundations of western literature, and after Homer and the Old Testament it was difficult to say anything truly original about either of them. The Christian church, on the other hand, had its own ideas about love and death -monogamy, chastity, the resurrection of the body, and heaven-, and Holbein was by inheritance a student of them. He also matured at a moment of intense religious crisis, and was to some extent an unwilling participant in the intense debate between Catholics and reformers that absorbed so much of the spiritual and political life of the sixteenth century in northern Europe. Considering his work in general, it appears to reflect these tense circumstances in an independent way. Independent in the sense that Holbein attempts to stand apart from the fracas and discover an objective view, which is really to say an objective view of the human condition. Recognizing that this is an impossible, even meaningless task, one can identify Holbein’s attitude in a number of other thinkers of his time, most notably Erasmus, Thomas More, a bit later Montaigne, and also Shakespeare. When we read their writings they evoke the ancient philosophical traditions of stoicism and its sidekick, skepticism, both of which allowed for distancing oneself from human folly and the fear of death. Montaigne’s epigram that terminates your video underlines exactly this point. If we talk as an example the image of Adam Tilling the Soil, illustrated in the video, the brilliance of Holbein’s irony, and at the same time his compassion, become clearer. Expelled from paradise, Eve must spin cloth and suffer in childbirth, and Adam must till the soil. He uproots a tree with the help of Death, taking life in order to make the ground fertile. Likewise, Eve nurses her first son Cain, who will commit the first murder and bear witness to the first instance of death in the world. Life and death are indivisible conditions, the one is defined by the other. It is this essential truth that runs throughout Holbein’s treatment of human life, and one sees it everywhere in The Ambassadors. It is the framework of stoical thought. These were attitudes embraced by many Renaissance thinkers, especially those who found themselves uncomfortable in circumstances of conflict in which right was often opposed by right, and wrong opposed by wrong. Holbein seems to have been part of that intellectual culture. Was it contrary to church teachings? Not really, although most of these writers, and Holbein himself, had their difficulties with the religious authorities. Holbein’s skepticism was directed at human failings, and that was a subject that both orthodox and reformed Christians could largely agree upon.

CED > Dans cet article, vous marquez d’ailleurs votre désaccord avec un auteur qui voit en Holbein “avant tout un artiste et non pas un réformateur de la société ou même un philosophe” et qui conteste toute possibilité de “lire” une pensée dans une image. Quelle est votre position plus générale sur cette question et pensez-vous qu’on fait de l’histoire de l’art différemment de votre côté de l’Atlantique ?

Peter Parshall > Savoir dans quelle mesure on peut découvrir les pensées personnelles d’un artiste à partir d’une peinture est un sujet compliqué : l’idée selon laquelle un chef-d’oeuvre est essentiellement la création de son auteur est très moderne, même si elle s’enracine à la Renaissance, en diverses manières très significatives. Néanmoins, toute commande majeure, telle que le sont les Ambassadeurs d’Holbein, doit être comprise comme le fruit d’une collaboration entre un artiste et un commanditaire, qui travaillent ensemble au sein d’une relation qui est presque toujours déséquilibrée. “L’argent fait la loi”, dit-on, et aucun artiste ne pouvait se permettre d’introduire quoi que ce soit que son commanditaire n’aurait pas aimé. Cela dit, Holbein semble avoir été tenu dans une estime toute particulière dans le monde des élites de l’Europe humaniste, les gens de cour comme les marchands. Il était aussi un esprit indépendantet a probablement quitté sa ville native de Bâle, non pas simplement pour trouver du travail, mais parce qu’il était en désaccord avec la direction que prenait la politique religieuse de la ville. Par exemple, Holbein a été convoqué à plusieurs reprises devant les autorités baloises pour attester de ses opinions à propos de la nouvelle église réformée, et il a également été témoin d’actes d’iconoclasme au cours desquels des oeuvres d’art religieux ont été détruites. Il avait donc ses opinions et une certaine compréhension du monde dans lequel nos deux ambassadeurs agissaient. Il serait ainsi absurde de dire qu’on ne peut lire une pensée dans une peinture. Je pense que l’auteur qui refusait de prêter à Holbein la moindre opinion réagissait par excès, même si je comprends tout à fait sa position : ce qu’il soutenait, c’est que les artistes faisaient habituellement ce qu’on leur demandait de faire.

Par conséquent, le problème est de savoir comment séparer les pensées d’un artiste de celles du commanditaire. La meilleure solution est d’étudier la carrière de l’artiste dans son ensemble afin de repérer ses éléments récurrents, non récurrents et ses innovations, ce qui dans le cas d’Holbein nous ouvre un territoire extraordinairement riche, parce qu’il n’était pas seulement peintre, mais aussi un fabriquant de gravures extrêmement prolifique. Une caractéristique importante des gravures de la Renaissance -à l’exception des portraits- est qu’elles se faisaient principalement sans commanditaire individuel. Les oeuvres gravées étaient conçues pour le marché ouvert, et par conséquent tout ce qu’elles expriment peut être tenu au premier abord pour le reflet des sympathies de l’artiste. Néanmoins, en tant qu’objets commerciaux, elles sont aussi conçues dans l’objectif de vendre, et il y a à nouveau un problème complexe d’intentions qu’il n’est pas toujours facile de résoudre. Mais, comme je l’ai déjà souligné, il y a un certain nombre de formes précises selon lesquelles Holbein traite ses sujets fondamentaux, et alors qu’il gagne en célébrité, on peut imaginer que ses commanditaires ont recours à lui parce qu’ils avaient de la sympathie pour sa pensée. Il me semble clair à tout le moins qu’Holbein “l’artiste” était aussi un “esprit” et que cet esprit se voit dans son oeuvre.

How much we can discover about the individual thoughts of an artist by looking at a painting is a very complicated question. The idea that a great work of art is purely the creation of its maker is a very modern one, although in important ways originating in the Renaissance. Nevertheless, any major commission like Holbein’s Ambassadors must be understood as a collaboration between an artist and a patron working together in a relationship that was almost always imbalanced. “Money talks,” as we say, and no artist was going to include something in a painting that the patron did not like. That said, Holbein seems to have held considerable status in the elite world of European humanists, courtiers and merchants. He was also an independent thinker, and probably left his native town of Basel not just because he needed a job, but because he disagreed with the way its religious politics were going. For example, Holbein was called more than once before the authorities in Basel to testify to his opinions about the newly reformed Church, and he was also witness to acts of iconoclasm in which works of religious art in churches were destroyed. He had his own opinions and some understanding of the world in which our two ambassadors acted. Meanwhile, it is absurd to say that one cannot read a thought in a painting. I think the author who refused to allow Holbein an opinion was over-reacting, but I do understand his position. What he meant was that artists usually did what they were told to do.

Therefore, the problem is how to separate the thoughts of the artist from the thoughts of a patron. The best answer is to study an entire career for its consistencies, inconsistencies, and innovations, which in Holbein’s case provide us with an extraordinarily rich territory because he was not just a painter but also a prolific printmaker. An important characteristic of Renaissance prints is that (apart from portraits) they mainly had no individual patrons. Prints were made for the open market, and therefore whatever they seem to express can be taken to reflect the artist’s sympathies. But of course as commercial objects they were also calculated to sell, and there we have again a complex problem of intention that is not always easy to resolve. But as I have already suggested, there are definite patterns to Holbein’s treatment of basic themes, and as he became more famous one imagines that patrons hired him because they found his thinking sympathetic. It seems clear to me at least that Holbein the artist was also a thinker, and that the thinker is visible in the work.

CED > Revenons maintenant aux Ambassadeurs. L’un des problèmes de ce tableau si riche, c’est de lui trouver une unité, de ne pas en faire une simple collection de symboles ou un rébus. Pour nous le dénominateur commun, c’est la notion de “mouvement” qui permet de conjurer la mort : “mouvement de l’âme” avec la conversion religieuse, “mouvement des diplomates” qui parviennent à concilier des points de vue opposés, à rétablir des équilibres dangereux pour les peuples, et enfin “mouvement du spectateur” autour de l’oeuvre, qui permet de réconcilier le plaisir de l’illusion et des sens avec une certaine lucidité sur les limites d’une image. C’est sans doute ce dernier mouvement dont il est le plus difficile de rendre raison avec clarté : tout comme la mort ne rend pas la vie vaine dans les Images de la mort, on a l’impression que Holbein nous dit “le caractère illusoire de l’art ne le rend pas vain”. Souscrivez-vous à une telle analyse et comment pourrait-on aller plus loin sur la “doctrine artistique” d’Holbein ?

Peter Parshall >Tout essai réussi -et votre vidéo est certainement une forme d’essai- doit être lié par un sujet fédérateur. Le “mouvement” est un bon thème, quoiqu’il puisse sembler trop facile à certains moments.

Contre l’idée selon laquelle le mouvement serait si essentiel, il y a un autre argument présent dans votre réflexion, à savoir l’hypothèse du tableau comme un microcosme, enveloppant, au sein d’un espace statique, aussi bien les cieux et le globe terrestre, ainsi que le large champ des plaisirs possibles sur la terre[1]. Dans cette perspective, la peinture apparaît comme une leçon de choses et un objet de méditation, focalisant l’esprit et stimulant l’introspection philosophique : elle nous presse de réfléchir à la valeur des êtres humains dans un contexte plus large et suscite des questions sur le sens de la vie. On pourrait donc dire que la peinture traite autant de la manière de trouver la “stabilité”que du “mouvement”.

Mais en même temps, je pense que l’oeuvre touche à la notion d’incertitude considérée sous le double point de vue du mouvement et de la stabilité : où nous situons-nous dans le système plus large des choses, et qu’est-ce que tout cela implique ? La fascination du peintre pour l’ambiguïté est l’une des caractéristiques remarquables de son langage visuel : s’il la partage avec d’autres artistes, elle semble le préoccuper davantage que beaucoup d’autres. Presque toutes les ambiguïtés de l’oeuvre sont identifiées dans la vidéo : les conflits entre les valeurs séculaires et sacrées, la coexistence de la vie et de la mort, l’imprévisibilité de l’amitié qui relie les individus ou les nations, et la question du salut. Pourrons-nous entrer au paradis et que pouvons-nous y changer ?

Mais parmi les différents sens de l’oeuvre, ceux qui me semblent les plus intéressants sont ceux qui ne peuvent être exprimés qu’à travers une peinture. L’anamorphose de la tête de mort en est l’exemple le plus évident : Holbein crée un jeu d’illusion sur une surface plane, en utilisant le système relativement récent de perspective à point de fuite unique pour y introduire un objet dont l’image a été construite selon les mêmes principes, mais selon d’autres prémisses, c’est à dire un angle de vue différent. Ce qu’il rend visible par cette tactique, c’est le fait que la réussite d’une illusion dépend de l’application particulière d’un certain nombre de règles, et que ces règles peuvent être modifiées. Ce jeu oblige le spectateur à changer de position pour comprendre cette forme étrange : ce faisant il doit abandonner la logique visuelle qui est celle du reste de l’image. Holbein fait donc une forme de “commentaire” sur le caractère relatif d’un espace représenté en peinture, commentaire qui peut ensuite être transposé aux divers autres sujets en jeu dans l’oeuvre. Non seulement ce point est donc une clé pour interpréter l’ensemble de l’oeuvre, mais cette clé n’a pu être que la création d’un artiste, car elle est fondée sur une compétence technique et une compréhension des choses qui appartiennent éminemment au peintre. De ce point de vue, nous pouvons affirmer qu’Holbein a imposé ses propres règles du jeu dans l’oeuvre, même s’il l’a fait au service de ses commanditaires, qui ont sûrement apprécié son tour. Mais ces derniers ont certainement insisté pour inclure bien d’autres éléments qui concernaient leurs propres vies et ambitions.

Globalement, la peinture peut certainement être qualifiée de “vanité”, servant l’orgueil du peintre comme des deux modèles. Mais en même temps, grâce à la tête de mort, au crucifix et à d’autres références, le tableau manifeste une forme de conscience de lui-même, et procure même une excuse pour sa propre vanité. En ce sens, il s’agit d’une forme de plaisanterie sérieuse.

Any successful essay — and your video is certainly an essay – must have a binding and inclusive theme. Movement is a good one, but at certain moments it can also seem too facile. There is a second argument in your essay that would contradict the idea of movement being so essential, namely the proposition that the Ambassadors is a kind of microcosm, containing within its static space the heavens and the globe, and the wide range of pleasures to be found on the earth[2]. In this way the painting is an object lesson and a focus of meditation. It centers the mind and encourages philosophical introspection. It asks us to consider the value of personal relationships within a larger frame, and provokes questions about the meaning of life. One could say the painting is about finding stability as much as it is about motion.

At the same time I think it is about uncertainty considered from both points of view: movement and stability. Where are we in the larger scheme, and what does it all mean? A remarkable quality of Holbein’s imagery is its fascination with ambiguity. As an artist he is not alone in this respect, but he seems to be more deeply concerned with it than most. Nearly all of the ambiguities in the painting are identified in the video: the conflicts between sacred and secular values, the co-existence of life with death, the unpredictability of individual friendship and friendship among nations, and the question of salvation. Will we make it to heaven or not, and what to do about it?

When we consider the meanings of a painting, however, what I find most interesting are those meanings that can only be expressed through a painting. In this case the most obvious is the anamorphic skull. Here Holbein is playing a game of illusion on a flat surface, taking the relatively new system of one-point perspective and then placing an object in the painting that has been constructed according to the same rules but with a different premise, a changed angle of view. What he exposes by this tactic is the fact that a successful illusion is based on following a certain set of rules in a certain way, and that those rules can be changed. The game forces the viewer to shift position in order to understand this alien form, and in doing that the viewer temporarily loses the visual logic of the picture overall. Here Holbein is making a comment about relativity in painted space. It is a comment that can then be transferred to various other themes present in the work. Not only is it a key to the meaning of the entire work, it is distinctively an artist’s key. It comes from a particular skill and understanding that belongs first to the painter. So in this respect we can say that Holbein has imposed his own game plan on the work, although at the service of his patrons, who surely appreciated this trick. But they themselves must have insisted on the inclusion of many other things that concerned their own lives and ambitions.

Altogether the painting can certainly be considered a vanity: a boast by the painter and by each of the sitters. At the same time, with the skull, the crucifix and other references it declares its own self-awareness, and even offers an apology for its vanity. It is in this way a kind of serious joke.

CED > En quoi les enjeux de ce tableau dépassent-ils le cadre de son époque ?

Peter Parshall > Toutes ces question sur les problèmes de l’illusion, de la vanité et de la mort s’intègrent à un questionnement ancien sur les artsqui se poursuit toujours actuellement. Platon était en effet déjà préoccupé qu’une oeuvre d’art puisse abuser les gens, et les opinions du Moyen-âge chrétien témoignent d’une inquiétude similaire à propos de la production d’images saintes. Être trompé peut être tantôt comique tantôt fatal : Adam et Eve ont attiré de graves ennuis en écoutant la mauvaise personne. Dès la Grèce antique, il semble que certains artistes étaient acclamés pour être parvenus à faire passer un objet peint pour véritable, et le fait de rejouer à ce jeu au temps d’Holbein présentait un grand attrait.

De ce point de vue, Holbein appartient à une longue tradition qui comprend, parmi d’autres artistes, Jan van Eyck, Jean-Auguste-Dominique Ingres, et en un sens également l’artiste américain hyperréaliste Richard Estes. Il est juste selon moi d’affirmer que ces comparaisons ne sont pas juste superficielles, même si un examen plus attentif révélerait rapidement que les différences sont plus évidentes que les ressemblances. Tous ces artistes manifestent effectivement une fascination persistante pour les techniques permettant aux images d’apparaître “réelles” à s’y méprendre, ce que les Français appellent “trompe-l’oeil”.

Mais nous ne devons surtout pas imaginer -au prétexte qu’ils vivaient il y a plus de 500 ans-, que les commanditaires d’Holbein auraient eu plus de difficulté que nous à distinguer une peinture du roi du roi lui-même. Dans le cas contraire, ils n’auraient pas conservé leurs responsabilités bien longtemps ! La réussite d’une illusion a toujours dépendu d’une forme “de convention mutuelle” permettant de jouer le jeu. Il ne s’agissait pas d’un “truc” de magicien. Ce type particulier d’art illusionniste semble avoir eu la préférence de la tradition occidentale plus que partout ailleurs et cette préférence pourrait refléter une forme atypique de narcissisme occidental et peut-être également une attirance exceptionnellement forte pour le monde matériel. Repenser à Holbein selon cette perspective, en incluant des références aux effets numériques des films et jeux vidéo contemporains, pourrait nous offrir une occasion de le voir d’une nouvelle façon, mais je ne trouverait pas cela très intéressant ! Néanmoins, je pense que les maîtres anciens doivent être redécouverts de toutes les manières possibles, et qu’ils recèlent des secrets qui sont toujours assez intéressants pour qu’un certain nombre de gens se rendent dans les musées pour les examiner soigneusement et réfléchissent à ce qu’il voient, et peut-être même trouvent une pensée cachée dans une peinture.

All of these questions about illusion, vanity, and death are part of a dialogue about the arts that had been taking place for some time and continues to the present. Indeed, Plato was already worried about people being deceived by a work of art, and medieval Christian opinions about making holy images were equally troubled. Being fooled is sometimes just comical, but at other times it could be fatal. Adam and Eve already got into serious trouble for listening to the wrong person. Already in ancient Greece it seems artists were praised for fooling their audience into believing that something painted was actually there, and in Holbein’s time playing that game had great appeal. In this respect we can say he falls into a long tradition that includes, among many other artists, Jan van Eyck, Jean-Auguste-Dominique Ingres, and in a sense also the American photo-realist Richard Estes. It is fair to say, I think, that these comparisons are not completely facile, although when we look at them closely the differences quickly become more obvious than the similarities. What all of these artists do represent is a continuing fascination with the skills involved in making pictures that look deceptively “real,” or what the French call “trompe l’oeil.” But we should not imagine that just because they lived 500 years ago Holbein’s patrons had any more difficulty than we do knowing the difference between a painting of the king and the king himself. If they did they would not have kept their jobs for very long. Illusion was always a matter of mutual agreement about enjoying a game. It was not a magic trick. This particular kind of art seems to have been a preference in the Western tradition more than anywhere else. This preference may reflect an unusually Western form of narcissism, and perhaps also an unusually strong attraction to the material world. Thinking about Holbein from this perspective, perhaps including some reference to digitalized effects in contemporary film and video games, might give us a way of seeing him anew. But I would not find that very interesting! Nonetheless, I think these old masters need to be rediscovered in whatever way we can, and that they hold secrets that are still interesting enough to make some people go to a museum to look carefully and think about what they see, perhaps even find a thought hidden in a painting.

Quelques ouvrages de l’auteur

Une sélection de lectures conseillées par Peter Parshall
Histoire et histoire de l’art

Littérature

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[1] Évidemment, une “vanité” en peinture (et il s’agit à l’évidence d’une énorme vanité) consiste à un niveau à dénier la valeur des choses matérielles et de la vie mortelle. Mais en même temps, ce message nous est adressé via un medium -la peinture-, qui célèbre à la fois les choses matérielles et la vie en ce monde : la jeunesse, la prospérité, la beauté, le pouvoir, la richesse et la grande réputation. Tous ces éléments comptent parmi ce “large champ des plaisirs”.
[2] Of course, a vanitas painting (and this is certainly a HUGE vanitas) is on one level about denying the value of material things and mortal life. But at the same time that message is being sent to us in a medium (painting) that celebrates both material things and life in this world: youth, prosperity, good looks, power, wealth, and high reputation. These are all among “the wide range of pleasures”.

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