Passionner les savoirs en vidéo
Hans Holbein le Jeune (1497-1543)
Le Marchand Georg Gisze
Le Monde mis en boîte (11 min) - Nouveau
12659 visions, 7 commentaires
Note moyenne : 4.7 / 5
Excellent. A imiter
L'analyse est détaillée et la qualité des détails est excellente. Cette vidéo (et la série "l'Art en Question") offre une analyse pertinente et vivante de l'oeuvre pour les amateurs d'art. En plus, c'est un de mes peintres préférés.
Rien
J'attends : Il y aurait beaucoup de choses à dire sur l'oeuvre de Jérôme Bosch en particulier sur l'un de ses chefs-d'oeuvre, "Le Jardin des Délices".
par
Excellent. A imiter
Commentaire passionnant d'une oeuvre dont je ne connaissais pas l'existence. Excellente analyse qui mêle esthétique et économie.
Les petites animations sont parfois légèrement exagérées
J'attends : de nouvelles découvertes !
par
Ce portrait hors-norme semble conférer à un marchand un rang digne d’un nouveau maître du monde. Pourtant il paraît méfiant, coincé derrière son bureau et enfermé dans une petite boîte en bois.
Le film s’intéresse à cette figure emblématique du banquier et de l’homme d’affaire, dont le pouvoir repose sur un réseau de communication et de confiance dématérialisé. Au-delà de lui-même, George Gisze incarne un nouveau type de marchand emblématique du capitalisme moderne : plus encore que des marchandises, il fait commerce du risque. Nous sommes les héritiers d’une imagerie de l’argent et du commerce inventée par ces hommes, tiraillés par le désir d’afficher leur réussite et de fixer des limites à leurs appétits.
Conseiller scientifique : Peter Parshall, ancien conservateur à la National Gallery de Washington ; Réalisateur : Rémy Diaz
Quelle est la portée historique d'un tableau de marchand tel que celui de Georg Gisze ? Pour approfondir les thèmes abordés dans la vidéo, Peter Parshall, ancien conservateur à la National Gallery de Washington et conseiller scientifique pour cet épisode, et Ulinka Rublack, professeur à l'Université de Cambridge, historienne spécialiste de la mode et du vêtement répondent à nos questions.
CED > Le portrait de Georg Gisze semble représenter une forme de démocratisation du portrait. Peut-on la rapprocher de l'époque actuelle, où les portraits photographiques circulent en masse, notamment sur les réseaux sociaux ?
A gauche : Hans Maler (peintre originaire d'Ulm, actif principalement au Tyrol, connu entre 1500 et 1529), Portrait de Mathäus Schwartz (41 x 33 cm)
A droite : Hans MALER, Portrait d'Anton Fugger (Augsbourg, 1493 - Augsbourg, 1560) (59 cm x 40 cm)
Ulinka Rublack > Il n’y a aucun doute sur le fait que de plus en plus de personnes issues des classes bourgeoises et urbaines, en particulier les hommes autour de 30 ans –âge de transition vers la pleine maturité–, se passionnent à l’idée de se voir représentés aussi vrais que nature. Les dessins au crayon étaient bon marché et des aquarellistes étaient disponibles. Un portrait à l’huile de taille moyenne était accessible aux jeunes gens disposant de bons salaires avant qu’ils doivent subvenir aux charges du mariage et d’une famille. L’un des meilleurs exemples de fascination compulsive pour le portrait au sein des classes commerciales est celui de Matthieu Schwarz, directeur comptable de la maison de commerce des Fugger à Augsbourg : en 1526, à 29 ans, il commande un portrait à l’huile, aujourd’hui exposé au Louvre sur le mur central de la galerie consacrée à la Renaissance nordique. Celui-ci est plus élaboré que celui de son employeur Anton Fugger (fig. Portrait du Louvre), pourtant l’un des hommes d’affaires les plus influents de son temps, relégué sur le côté du mur de la même galerie. En outre, Schwarz a commandé plus de 137 représentations (!) de lui-même à l’aquarelle, habillé ou nu, dès ses 23 ans, ainsi que plusieurs médailles à son effigie et un portrait à l’huile supplémentaire à la fin de sa vie. Sur les images peintes à l’aquarelle, il a souvent noté s’il pensait qu’elles le représentaient fidèlement. En comparaison, le portrait de Gisze reste néanmoins surprenant en raison tant de la complexité et de la qualité de sa composition que de sa dimension : il mesure 96,3 par 85,7 cm ! La plupart des portraits étaient bien plus petits et ainsi meilleurs marché à la commande. Le portrait de Hermann Wedigh par Holbein mesure seulement 39 par 30 cm à titre de comparaison.
Deux portraits par Holbein de Henry VIII d’Angleterre
A gauche : 88,2 x 75 cm (Galeries d’art ancien, Rome)
A droite : 28 x 20 cm (Musée Thyssen Bornemisza)
Peter Parshall > Pour le spectateur contemporain la comparaison avec la photographie est presque incontournable : les photos sont si répandues dans notre culture que les oeuvres d’Holbein paraissent à la fois familières et très différentes.
Familières au sens où les spectateurs de l’époque d’Holbein, tout comme nous, n’auraient jamais pu confondre un véritable être humain avec son image. Certes, de nombreux commentaires datant la Renaissance expriment la surprise face au caractère illusionniste des oeuvres peintes, attitude dont on trouve trace depuis l’Antiquité, au cours du Moyen-âge et au-delà. Néanmoins, ces observations sont bien sûr toutes relatives par nature et généralement destinées à être exagérées : elles visent à louer les qualités miraculeuses d’une oeuvre et les réalisations extraordinaires d’un maître particulier en des termes élogieux.
Cependant, chaque type d’image possède sa propre mesure de ressemblance avec la vie et suscite une série propre d’attentes : de même que les marchands allemands ont apporté leurs compétences commerciales au marché londonien, ils ont contribué à faire éclore un nouveau style de peinture. Bien qu’Holbein était déjà connu de la cour des Tudor à cette époque (voir les deux portraits d’Henri VIII ci-dessus), il semble probable que leur intérêt pour les marchandises et les matériaux leur a procuré une nouvelle manière d’apprécier le génie du peintre. De plus, le fait que le peintre portraitiste d’un roi puisse aussi être embauché au service d’un marchand illustre bien qu’une forme de démocratisation plus directe est en train de se produire. Mais ces portraits sont-ils vraiment de même nature ou Holbein a-t-il un manière de peindre “royale” et une manière “marchande” ?
Ulinka Rublack > There is no doubt that more people of the urban, bourgeois classes and especially men during their late twenties and early thirties - the age of transition to full adulthood - became fascinated with seeing themselves represented as “life-like”. Pen drawings were cheap and water-colourists available. A moderately sized oil portrait would be affordable for young men earning good salaries before they became married and had to spend more on the family. The prime example of an almost compulsive fascination with portraiture among the commercial classes is the head-accountant of the Fugger merchant firm in Augsburg, Matthaeus Schwarz. In 1526, aged 29, he commissioned a portrait in oil [fig. Louvre portrait], which now hangs on the central wall of the Louvre’s Northern Renaissance gallery. It is more accomplished than the portrait of his employer Anton Fugger [fig. Louvre portrait], one of the most influential business men of his time, now relegated to the side wall of the same gallery. Schwarz moreover commissioned 137 (!) water-colour images of himself dressed and naked from the age of 23, as well as several medals and one further oil portrait in his later years. On the water-colour images he often noted if he thought they represented him life-like. Gisze’s portrait by comparison nonetheless remains astonishing because of the complexity and quality of the composition as well as its large size: it measures 96,3 x 85,7 cm! Most portraits were far smaller and hence would have been cheaper to commission. Holbein’s portrait of Hermann Wedigh, by comparison, only measures 39 x 30 cm.
Peter Parshall > For the modern beholder of a portrait like Holbein’s, the comparison with photography is almost unavoidable. The pervasiveness of photography in our culture makes Holbein seem simultaneously familiar, and also very different. Just as with a photograph, we are not going to be confused about whether we are looking at a real human being or an image. Holbein’s contemporaries would have felt no different. Renaissance commentaries on painting often express astonishment about the lifelike character of works of art. We can find such remarks from antiquity through the Middle Ages and beyond, but of course these observations are all relative, and usually intentionally hyperbolic. They are meant to praise the miraculous qualities of a work, or the extraordinary achievements of a particular master in glowing terms. Meanwhile, each kind of image has its own measures of lifelikeness and its own set of expectations. Just as the German merchants were bringing their commercial skills to the London market, they were also helping to introduce a style of painting. Holbein was already known to the Tudor court at this time [fig: Henry VIII], but it seems likely that the merchants with their interest in goods and materials would have given them a somewhat different way of responding to Holbein’s magic. Furthermore, there was a more direct kind of democratization happening during this period in that a painter who had made a portrait of the King could also be hired to paint a tradesman. But are these portraits effectively the same, or does Holbein have a royal and a commercial “mode”?
CED > Le portrait de Gisze est-il innovant notamment par rapport aux portrait que nous connaissons de l’Antiquité ? Peut-on suivre avec confiance l’hypothèse du portrait de mariage qui est reprise dans le film ?
Portrait de Paquius Proculus (20-30), Musée archéologique de Naples
Portrait des Epoux Arnolfini (1484), National Gallery Londres
Peter Parshall > Après une période florissante dans le monde ancien –on peut trouver des portraits remontant à l’Egypte ancienne ou à la Mésopotamie– s’ouvre un grand hiatus de l’Antiquité tardive au Moyen-âge où le portrait semble avoir été relativement rare. On peut noter d’importantes exceptions à ce point, mais le concept moderne de portrait (typiquement une peinture à l’huile transportable, souvent grandeur nature) n’est pas courant avant la Renaissance. Au début du XVème siècle, moment où l’on en voit fréquemment, on avait peu conscience de cette tradition ancienne (principalement romaine), qui est devenue plus tard familière pour les artistes : il s’agit donc d’une innovation remarquable. Il semble que certains des premiers portraits individuels italiens auraient pu être posthumes, commandés comme souvenirs d’une membre perdu d’une famille, généralement représenté dans la fleur de l’âge. Mais les portraits de vivants sont vite devenus à la mode.
Dans le cas qui nous préoccupe ici, il nous faut distinguer entre les différents types de portraits : le portrait individuel tel que celui de Gisze est d’un type particulier puisqu’il y avait aussi des portraits funéraires, des portraits de commanditaires inclus dans les retables et, occasionnellement, des sculptures d’hommes éminents destinés à la place principale d’une ville. Dans ces trois derniers cas, les portraits sont totalement ou partiellement publics, alors qu’un “portrait de chevalet” ne l’est généralement pas. Et bien qu’il se puisse –cela n’est pas certain– que les portraits de marchands du Steelyard par Holbein aient pu être accrochés dans l’entrée de leur établissement commercial, ils possèdent les caractéristiques matérielles de base qui caractérisent une image individuelle à caractère privé. Par exemple, on a émis l'hypothèse que le portrait de Gisze ait commencé par être une image de fiançailles destinée à être complété par le portrait pendant de sa future épouse. L’orientation du buste vers la gauche et le fait que la direction du regard ait été changée vont dans ce sens : les portraits de fiançailles et de mariage ont presque toujours situé la femme à gauche de l’homme parce qu’il s’agissait de la position subordonnée (cf. figure ci-dessous Mariage des époux Arnolfini). De plus, on a des preuves de repeint dans la partie haute droite de l’image : à un moment, il a été décidé de créer un angle dans cette pièce, ce qui a permis de créer un peu plus d’espace pour accrocher des objets sur le mur et l’étagère. Cela a aussi fermé l’espace disponible pour que s’établisse un échange visuel avec un portrait pendant [cf. Barthel Bruyn the Elder, Portraits d’un couple marié, 1534, Berlin, Gemäldegalerie]. Nous ne pouvons qu’essayer de deviner ce qui a pu provoquer un tel changement de plan : la rupture des fiançailles ou simplement le désir d’ajouter davantage d’objets ? En tout cas, le résultat final est un exemple exceptionnel de portrait d’un homme défini essentiellement en fonction de sa profession. On peut certes en trouver des précédents, mais peu.
Médaille de Leon Battista Alberti, vers 1454 (9 cm), Matteo de' Pasti, Yale University
Ulinka Rublack > Les raisons de commander et de modifier un portrait sont multiples. La relation entre les modèles et les portraitistes a évolué et s’est complexifiée en fonction des idées alors en vigueur sur ce qu’est censé être une personne et ce qu’on doit en représenter. Par exemple, Leon Battista Alberti, personnage fameux du XVème siècle florentin, connu pour l’invention de la perspective, est représenté sur des portraits en médailles qui portent un oeil ailé sur le verso, qui soutiennent l’idée selon laquelle le sens de la vue et de l’observation doit être libéré. Cependant la curieuse devise de la médaille est “Quid tum” (“Que faire maintenant ?”). Cette question continue de nous préoccuper : que se passe-t-il quand une culture investit l’idée qu’on peut comprendre des choses par le sens de la vision et saisir la vérité d’une personne au travers d’une représentation illusionniste ? Une conséquence est autant une passion pour l’illusion et l’imaginaire que pour le contrôle permanent des éléments se référant au “monde réel”. Dans le cas de Gisze, il n’y a donc aucun doute qu’un homme de son âge ait pu être engagé dans un processus de cour nuptiale, mais la dimension et la qualité du portrait me font douter encore une fois sur le fait qu’il ait été destiné à être envoyé à Danzig comme cadeau de fiançailles. Holbein indiquait très souvent l’âge de ses modèles et nous devons nous rappeler que les chrétiens de l’époque pensaient ressusciter avec le visage et le corps de leurs 30 ans, soit à peu près celui pour lequel le Christ était mort pour eux. Ainsi, un portrait à cette époque de la vie témoignait d’un moment de transition : pour les hommes, vers le plein âge viril, le succès professionnel, la cour et la perspective d’une sexualité légitime vécue dans le cadre du mariage, en tant que père et chef d’une famille. Cependant, il se référait aussi à cet état permanent accessible via la résurrection.
Peter Parshall > After a thriving history in the ancient world -- there are portraits dating back to ancient Egypt and Mesopotamia -- there came a long hiatus from late antiquity through the Middle Ages when portraits seem to have been relatively rare. There are important exceptions to this, but the modern concept of a portrait (typically a portable painting in oils, often life-size) did not become common until the Renaissance. At the point we begin to see them regularly in the early fifteenth century there was little awareness of the ancient (mainly Roman) tradition that would later become familiar to artists. In that sense it was a remarkable innovation. It seems that some of the earliest individual portraits in Italy may have been posthumous, commissioned as remembrances of a lost family member, usually at a young age. But portraits of living persons quickly became fashionable. Here we need to distinguish among various genres of portrait, the individual figure such as we find in the case of Gisze being a specific type. There were also tomb portraits, portraits of patrons included in altarpieces, and occasionally sculptures of prominent people for the town square. In these cases the portrait was understood to be partly or completely public. The portable, so-called “easel” portrait, however, was typically not. And although it may be (this is not certain) that the Steelyard portraits of merchants by Holbein were hung in the halls of their commercial establishment, these portraits have the basic material characteristics of an individual domestic image. It has been proposed, for example, that Gisze’s portrait began as a betrothal image meant to have a pendant portrait of his future bride alongside it. The evidence for this is the orientation of the figure turned to his left, and the fact that the direction of the eyes has been changed. Betrothal and marriage portraits almost always placed the woman on the man’s left because it was the subordinate position (see Jan van Eyck’s Arnolfini Wedding). In addition there is evidence of over-painting on the upper right side of the picture. At some point it was decided to construct a corner to the room, allowing for slightly more space to place objects on the wall and the shelf. This also closed off the space for any visual exchange with a companion figure. [figs. Barthel Bruyn the Elder, Portraits of a Married Couple, 1534, Berlin, Gemäldegalerie] We can only guess about what stimulated such a change of plans. A broken engagement, or merely the wish to add more objects? In any event, the final result was an outstanding example of a portrait of a man defined primarily according to his profession. There were precedents for that, but not many.
Ulinka Rublack > I think that there could be multiple reasons for commissioning and changing a portrait. The relationship between sitters and portraitists evolved and could be complex in terms of which ideas about who someone was and should be represented were made relevant. The fifteenth-century Florentine Leon Battista Alberti was a central figure in the invention of perspective. His portrait medal carries a winged eye beneath his face to endorse the idea that the sense of sight and observation should be liberated. Yet the medal’s curious motto was “What now?”. I think that this question has remained with us ever since: what happens to cultures which invest in the idea that you understand something through seeing, or get at the truth of someone through life-like representation? The result has been a fascination with deception and fantasy as much as permanent control of elements indicating the “real”. In Gisze’s case there is no doubt that a man of his age would have seen himself engaged in a process of courtship, but the size and quality of the portrait once more makes me wonder whether it was really meant to be sent to Danzig as betrothal gift. Holbein very often noted the age of his male sitters, and we need to remember that Christian people at this time thought that they would be resurrected with the face and body they had around the age of 30 - the age Christ had died for them. So a portrait during this stage of life showed an age of transition - to full male adulthood, career success, courtship and the prospect of legitimate sexuality in marriage, becoming a father and head of a household. Yet it also signalled the permanence to be gained after the resurrection.
CED > George Gisze semble habiter une sorte de “tour de contrôle” d’où il commande par la seule force de l’écrit (correspondance, contrats, signature) un peu comme un “trader” ou un chef d’Etat. A la différence du microcosme des Ambassadeurs (voir le film), on dirait que l’idée de voyage ou de déplacement paraît inutile. Qu’en pensez-vous ?
Les Ambassadeurs (2070 x 2095 cm) - National Gallery Londres
Le portrait de Georg Gisze (975 x 860 cm) - Gemäldegalerie, Staatliche Museen zu Berlin
Ulinka Rublack > Comme les artisans représentés dans leur atelier, les marchands de cette époque ont commencé par se faire portraiturer dans leur bureau. Cela les protégeait d’un face-à-face trop direct, et Holbein montre un bureau bien plus rangé que celui de la photo de Donald Trump. Vous avez raison de suggérer que l’une des conséquences de la stratégie picturale d’Holbein est de représenter Gisze comme contrôlant un réseau de correspondants. Sa devise suggère qu’il est satisfait de payer le prix qui correspond à tout plaisir, en d’autres termes qu’il raisonne sur la vie comme un comptable : il enregistre et assure l’équilibre des revenus et échéances de dette, des bénéfices et pertes, du plaisir et du prix. Le papier est l’agent mobile de l’image : il permet à l’information d’être stockée puis de circuler.
Deux “war room”: Dr Folamour / Barack Obama
Donald Trump
Peter Parshall > Gisze est devenu une personnalité éminente du Steelyard, et reviendra finalement dans sa terre natale pour reprendre les affaires familiales, ce qu’il ne sait pas encore. Sa pose en retrait, presque d’autodéfense, et son regard de biais, tout comme sa position protégée derrière la barrière que représente sa table, pourraient chercher à dénoter une capacité à être en alerte face aux incertitudes de la vie. Mais il n’est pas Donald Trump ! Non marié et connaissant un début de carrière fortement ascendant, engagé dans les périls du commerce maritime, il a beaucoup de sujets de préoccupation. Mais un manque affiché de confiance en soi ferait très mauvaise impression tant du point de vue du marchand que du mari potentiel. L’expression de Gizse fait partie des aspects troublants du portait pour les spectateurs d’aujourd’hui : elle semble nous inviter à spéculer sur l’ambiguïté des émotions impliquées par le regard furtif : nervosité ou suspicion, et peut-être même peur. Mais il est essentiel ici de se rappeler que même un portrait destiné à l’affichage privé était destiné à présenter son modèle sous son meilleur jour. Un portrait est essentiellement le résultat d’une collaboration entre un commanditaire et un artiste et si le commanditaire n’était pas satisfait de la manière dont il apparaissait, le portrait devait être modifié. Holbein était donc bien loin des aspirations psychanalytiques de l’art plus moderne du portrait, où un modèle se remet entre les mains d’un artiste en lui donnant carte blanche. Par conséquent, la question est de savoir comment Gisze a cherché à ce que l’on interprète son expression. Cela réduit fortement le champ des possibilités.
Ulinka Rublack > Just like artisans are represented in their workshops, so merchants in this period begin to be represented in their office. This removed them from face-to-face dealings, and Holbein shows an office that looks much more tidy than Donald Trump’s on the photograph! You are right in suggesting that the effect of Holbein’s pictorial strategy is to depict Gisze in control of his network of correspondents. His motto suggests that he is happy to pay the price for every pleasure, in other words that he thinks about life like a book-keeper: keeping track of as well as weighing up income and debt, gains and losses, pleasure and its price. Paper is the mobile agent in the picture, as it stores and circulates information.
Peter Parshall > Gisze became very prominent at the Steelyard, and eventually returned home to take over the family business. He does not yet know this, and his somewhat retreating, self-protective pose and sideward glance, as well as his protected position behind the barrier of the table, may be intended to suggest an alertness to life’s uncertainties. He is not Donald Trump! Unmarried and rising quickly in his early career, a merchant engaged in the perilous sea trade did indeed have much to be concerned about. But a lack of self-confidence would make a very poor impression whether it be as a merchant or a prospective husband. Among the more troubling aspects of the portrait for modern viewers is Gisze’s expression. It seems to encourage us to speculate about unsettled emotions – nervousness or suspicion, perhaps even fear implied in the furtive glance. But it is essential to recognize that even a portrait intended only for domestic display was made to present the sitter at his very best. Portraits above all were collaborations between an artist and a patron, and if the patron was not happy with the way he appeared, it would have to be changed. Holbein was still a long way from the psychoanalytic ambitions of much modern portraiture, where a sitter puts him or herself in the hands of an artist to do whatever seems called for. Therefore, the problem is how Gisze intended his expression to be understood. This narrows the range of possibilities a great deal.
CED > Comme le souligne la vidéo, la mise en scène de George Gisze coïncide avec une évolution historiquement attestée du marchand, qui de nomade devient sédentaire. Dans la lignée d’historiens tels que Fernand Braudel ou Jacques le Goff, pouvez-vous expliquer en quoi elle correspond à l’émergence d’un nouvel ordre économique capitaliste ? Quelle strate de ce nouvel ordre les marchands du Steelyard et George Gisze représentent-ils ?
Ulinka Rublack > Les marchands les plus éminents de l’époque, les Médicis à Florence et les Fugger à Augsbourg, descendent de familles d’artisans et exercent une influence politique en plus d’avoir accumulé d’immenses fortunes. Comme l’écrivait Braudel, il n’étaient néanmoins pas authentiquement des figures “modernes” parce qu’ils cherchaient à répliquer un style de vie aristocratique. Les Fugger -que Holbein a pu connaître le mieux quand il a grandi à Augsbourg- ont très fortement doté leurs filles pour réussir à les marier avec la noblesse terrienne de Bavière et leur entreprise était structurée d’une façon rigoureusement patriarchale : un seul membre masculin contrôlait toutes les affaires. A cause de ses liens étroits avec le monde politique, au travers de vastes crédits au pape et aux Habsbourgs, leur fortune a fini par s’effondrer quand les dettes n’ont plus pu être remboursées. Comme le montre le portrait de Gisze, il restait absolument essentiel pour un marchand d’afficher sa modestie plutôt que la recherche du profit et du gain sans limite, en particulier pour montrer leur conscience du fait que la vie n’est qu’un passage vers l’éternité. Il est très difficile pour nous de comprendre que les gens de cette époque considéraient la vie comme courte et difficile et espéraient vivre éternellement après la mort.
Peter Parshall > Je ne suis pas aussi sûr que cette autoreprésentation de George Gisze envoie un tel message : bien qu’il ait pu être attiré par Holbein en raison de ses talents particuliers de portraitiste, en particulier pour sa capacité à rendre brillamment les natures mortes, ce portrait doit néanmoins être considéré comme rendant compte de l’idée que Gisze se fait de lui-même plutôt que celle du peintre. Vu le caractère bien moins luxueux de ses portraits des autres marchands de la Hanse, le portrait de Gisze a dû être considéré comme quelque peu prétentieux, voire même légèrement vulgaire, au sein de la communauté conservatrice des hommes d’affaires luthériens. Le portrait célèbre donc le dur labeur, mais il comporte également beaucoup d’implications concernant le luxe matériel qui accompagne le succès. C’est une caractéristique des oeuvres d’art les plus élaborées de la Renaissance que de tirailler le spectateur entre des directions opposées, ici le problème de la réussite séculière et celui des devoirs religieux évoqués plus haut. En même temps qu’un portrait affiche la fierté liée au succès, chacun garde à l’esprit que c’est le jugement divin qui importera au bout du compte. Les Ambassadeurs, qui sont le chef-d’oeuvre d’Holbein, en fait un problème central sous la forme d’un dialogue complexe entre la promesse de la prospérité mondaine et le caractère inévitable de la mort. Dans le portrait de Gisze, ces questions morales sont évoquées de façon beaucoup plus discrète, essentiellement par le biais de la devise “pas de joie sans douleur”, bien qu’il faille relever qu’elle procure une leçon plus stoïcienne que religieuse. Il est sûr en revanche que la petit horloge ornementale est un rappel traditionnel du caractère éphémère de la vie, mais aussi une des belles acquisitions que Gisze étale sur sa table pour en jouir ou pour rappeler sa fortune, sans oublier la vie dont l’horloge donne le poult -celle des flux de trésorerie et de l’attente du retour d’un navire à bon port.
Ulinka Rublack > The most prominent merchants of the period, who descended from artisans and gained not just enormous wealth but influence on politics, were the Medici in Florence and Fugger in Augsburg. As Braudel wrote, they were nonetheless not genuinely “modern” types because they emulated aristocratic life-styles. The Fugger paid very significant dowries to their daughters to secure marriages with the landed nobility in Bavaria. In the case of the Fugger, whom Holbein would have known best as he grew up in Augsburg, the firm was also structured in a rigorously patriarchal way: one male member of the company was in control of all affairs. Because of its close links to politics through vast credits for the papacy and Habsburgs, the Fugger’s fortunes crashed as debts could not be repaid. As Gisze’s portrait shows, it remained very important for merchants to endorse modesty as value rather than limitless profit and gain as aim as well as to signal their awareness of life as a passage towards eternity. It is very hard for us to understand that people at this time regarded life as short and difficult, but looked forward to an eternal life after death.
Peter Parshall > I am not so sure this is the message being sent through Gisze’s self-presentation. Although Gisze must have been attracted to Holbein because of his special skills as a portraitist, no doubt especially his ability to render still-life objects brilliantly, this portrait must nevertheless be considered as Gisze’s idea of himself rather than Holbein’s. And given the much less lavish portraits Holbein painted of the other Hansa merchants, Gisze’s portrait may have been regarded as somewhat pretentious -- even a little vulgar -- within a community of conservative Lutheran businessmen. The portrait certainly celebrates hard work, but it also implies much about the material luxury that can come with success. It is a feature of sophisticated works of Renaissance art that they often pull us in two contrary directions, and this is especially the case with the problem of secular accomplishment and religious duty outlined above. At the same time a portrait displays pride in success, one must keep in mind that divine judgment will account for it all in the end. Holbein’s masterpiece, the Ambassadors, makes this the central problem of the work: a complex dialogue between the potential for worldly prosperity and the inevitability of death. In Gisze’s portrait the moral issues are conveyed far more discreetly, mainly through the written motto: “there is no joy without sorrow”. It is noteworthy that this motto offers a stoic lesson, but not an especially religious one. It would be difficult to call this in any way a pious image. To be sure, the little ornamental pocket clock is a traditional reminder of life’s transience, but it is also just another beautiful possession on the table, there to be enjoyed and to recall Gisze’s affluence. But also that his life was driven by the clock – cash flow and waiting for the ship to come in.
CED > Quand un marchand devient sédentaire, cela signifie-t-il qu’il délègue les questions logistiques (transport, …) et devient un “professionnel du risque”, au sens abstrait où l’entendent les assureurs et les financiers ? Concrètement, quels sont les risques et les fonctions que conserve un grand marchand moderne ?
Ulinka Rublack > Il est difficile de savoir exactement dans quelles décisions Gisze a pu être impliqué, mais j’imagine qu’il décidait de ce qu’il fallait acheter ou vendre, de la manière de recouvrir ses prêts, de la négociation des crédits, de la manière de transporter des biens et pour qui travailler. La confiance dans ses réseaux et intermédiaires est donc cruciale et cela explique pourquoi tant d’affaires continuaient à se faire au travers de liens familiaux ou de structures d’entreprise extrêmement réglées. Même si nous estimons souvent que le portrait est la marque absolue de l’individualité, il laissait en fait peu d’occasion pour Gisze de se démarquer, en particulier pendant sa jeunesse. Un marchand avait toujours à renforcer sa réputation au travers de sa conduite, de son habit ou de son comportement, afin de démontrer sa maîtrise de soi, sa loyauté, sa capacité à s’adapter et à suivre les règles. Le transport des biens impliquait évidemment un haut degré de risque et le défi consistait à ne pas réagir avec excès face aux événements de pertes. On peut consulter à ce sujet une étude passionnante concernant la manière dont les marchands vénitiens se mettaient à fréquenter régulièrement les casinos à partir de leur retraite par rapport aux affaires : durant leurs vieux jours, ils jouent pour éprouver les mêmes types d’émotions que celles que leur avait procuré leur profession, via le jeu en vue du gain, la prise de risque, mais aussi le fait de savoir s’arrêter et de rester maître de soi même face à de lourdes pertes. L’une des stratégies clés de maîtrise c’était de tout écrire, de communiquer avec régularité, aussi bien pour faire circuler que contrôler l’information et affirmer sa présence : cela explique l’importance du papier et des sceaux dans le portrait de George Gisze, qui, par l’intermédiaire du courrier, voyageait surtout mentalement.
Peter Parshall > Tout à fait, et je pense qu’il y a là une voie d’interprétation essentielle du portrait de Gisze : comment veut-il se situer dans une culture du risque élevé, où le plus important est de ne pas perdre la partie ? Comment faire un sorte de donner une image de visionnaire sans pour autant apparaître téméraire ? Gisze semble avoir été le premier du groupe de marchands appelé du nom du Steelyard, et il se démarque d’eux de toutes sortes de manières. Comme vous l’avez dit, la taille -grandeur nature ?- tout comme son extravagance sont remarquables. On pourrait l’expliquer en considérant cette oeuvre comme une expérimentation visant à mettre au point un nouveau type de portrait : celui d’un marchand expatrié couronné de succès qui, en plus, avait quelques idées innovantes en matière d’autopromotion artistique. Mais nous pouvons aussi bien le considérer comme un portrait de présentation pour une future épouse l’attendant à Dantzig, où il y aurait eu un sens tout particulier à représenter sa réussite au travers de son opulence et de son sens aigu des affaires. Cet homme aurait fait un bon mari. Ce dont nous sommes sûrs c’est que les autres commanditaires -comme Wedigh par exemple- se sont mis en scène bien plus sobrement, par rapport à ce qui serait donc le premier portrait de la série des marchands du Steelyard. Ces marchands détenaient un important pouvoir économique et semblent également avoir exercé une certaine influence politique dans le Londres de l’époque. Dès lors, la question qu’on pourrait se poser est la suivante : vu la manière dont ils se présentent, lequel choisirions-nous pour devenir notre intermédiaire pour l’envoi de biens ? Nous savons qu’au moins l’un d’entre eux a été exclu de l’organisation pour des affaires douteuses alors que Gisze a été promu au rang important d’échevin [conseiller municipal] adjoint. Tout comme la plupart des marchands de la Hanse, Gisze était impliqué dans l’exportation de draps anglais tandis que ses principales importations touchaient le poisson séché de la mer Baltique, qu’il revendait pour acheter des marchandises à Londres.
Ulinka Rublack > It is difficult to be sure what decisions he would have been involved in exactly, but I imagine that he decided what to buy or sell, how to recover debts, what credit arrangements to negotiate, how to transport goods and whom to work for. The trust in intermediaries and networks was crucial, and this explains why so much business continued to be done through family links or highly regulated corporate structures. Even though we often think of the portrait as a hallmark of individuality, there thus would have been relatively little potential for Gisze to stand out, even during his youth. A merchant always had to consolidate his reputation through his comportment, dress and behaviour, to demonstrate self-control, trustworthiness, the ability to fit in and follow rules. Shipping obviously always involved a high degree of risk, and the challenge was not to over-react to loss. There is a fascinating study of Venetian merchants who began to habitually go to the casino to gamble once they retired from trading - as old men they played out the same emotional regimes they had practised in trade: gambling for gain, taking risks, but knowing when to stop and staying in control when they faced large losses. One of the key strategies to stay in control was to write everything down and communicate regularly, to circulate as well as control information and assert one’s presence, and this explains the prominence of paper an seals in Gisze’s portrait. Through the medium of letters, he travelled mostly in his mind.
Peter Parshall > Yes, I think this is a very important way to think about the Gisze portrait: how he sees himself in a culture of high risk where the most important is not to lose the game. How do you show yourself to be forward thinking, but not an unnecessary risk-taker? Gisze’s seems to have been the first of the so-called Steelyard group of merchants, and it stands out in very dramatic ways from the rest of them. As you have said, the size is remarkable – life-size? – and the extravagance is also unusual. We could explain this as an experiment in creating a new type of portrait: the successful young merchant abroad, and someone with innovative ideas about artistic self-promotion. Or we could imagine it as a presentation portrait for a future bride awaiting him in Danzig, where it became especially meaningful to represent his success through opulence and business acumen. This man would make a good husband. The one thing we can say is that if this was the first of Holbein’s Steelyard portraits his other commissioners -- Wedigh for example -- were much more restrained in the ways they had themselves presented. The Steelyard merchants represented a lot of economic power in London, and apparently wielded considerable political influence. The question one might ask is: given how they present themselves in their portraits, which man would we chose to become our shipping broker? We know that at least one of them was thrown out of the organization for questionable dealings, whereas Gisze was appointed to the important position of “alderman’s deputy”. Like most of the Hanseatic merchants in London, Gisze was involved in exporting English cloth. His main import was stockfish (dried fish) from the Baltic Sea, which he then sold in order to purchase goods in London.
CED > Y a-t-il une pensée de l’argent qui s’exprime au travers de l’œuvre d’Holbein ? Est-ce que le fait qu'un marchand puisse réaliser son portrait a une signification historique ?
Holbein : Image de la mort, l’avare (à gauche) - Laïs Corinthe (à droite)
Ulinka Rublack > Je suis convaincue que ce portrait de Gisze soulève une question essentielle du fait de sa taille. En effet, le contexte historique est généralement utilisé pour éclairer l’art, mais le grand art consiste souvent en un acte visuel nouveau, au sens où il réalise quelque chose de neuf, comme dans les cas de l’Homme au turban rouge de Van Eyck ou des Ambassadeurs d’Holbein. Ainsi, ces oeuvres ont elles-mêmes créé des contextes historiques nouveaux et un effet social. Les marchands de l’époque étaient souvent perçus comme avares et l’une des raisons clés pour lesquelles la Réforme a pu gagner du terrain était justement que tant la cupidité des églises romaines que celles des marchands avait fait de l’Allemagne un territoire pauvre en l’asséchant littéralement de ses richesses. Le traité “bestseller” de Luther sur la noblesse allemande (1520) reproche explicitement aux Fugger d’avoir pris part à cette attaque contre la nation. Ceci explique aussi pourquoi les Fugger de cette première génération étaient toujours habillés avec modération dans leurs portraits -bien plus que Gisze, qui porte une toge de velour noir et des manches en satin attachées à un pourpoint en laine rouge vif. Mais en dépit de la suspicion qui existait à l’égard de la haute finance et du commerce international, la notion selon laquelle le commerce bien régulé apportait le bien-être et la paix au sein des communautés avait aussi cours. Cette dernière idée est explicitée visuellement dans le cycle fameux du Bon et du Mauvais gouvernement de Lorenzetti, au sein duquel le conseil des neuf assure la paix, la prospérité dans la modération, la beauté et le divertissement de la population. Dans ces fresques le marchand n’est qu’une figure parmi d’autres -on lui a conféré une place à laquelle se tenir. Le portrait hypertrophié de Gisze manifeste quelque chose de différent au sujet du statut et de la dignité d’un marchand. Mais avons-nous vraiment besoin de nous demander pourquoi Holbein n’est jamais revenu sur un format aussi grand pour des portraits de ce type ? Il a réduit les marchands à la taille que la société trouvait convenable de leur accorder.
Peter Parshall > Tout ceci est effectivement très intéressant. Est-ce qu’Holbein a, d’une certaine façon, caché un message dans son portrait de Gisze ou est-ce qu’il a cédé à son modèle en épousant des ambitions qui ont finalement été perçues comme déplacées ? Est-ce qu’Holbein s’est finalement assagi après être allé trop loin comme peintre de l’excès ? Bien qu’il soit essentiel de supposer que Gisze a approuvé le travail d’Holbein, il est cependant possible que les compétences particulières d’Holbein les aient tous deux encouragés à aller un peu trop loin. Nous savons que l’un des motifs de l’iconoclasme protestant résidait dans l’expression inconvenante du luxe matériel et de la vanité. En 1532 et 1533 le sommeil d’Holbein a dû être très difficile. Il achève alors non seulement le portrait de Gisze et ceux d’autres marchands, mais aussi celui des Ambassadeurs. Le coût d’une peinture à cette époque dépendant très largement de sa taille et de la valeur des pigments utilisés, ils étaient probablement extrêmement coûteux. En plus de tout cela, et au cours des mêmes années, Holbein a peint deux énormes allégories sur toiles pour la salle de cérémonie (Festhall) du Steelyard : le Triomphe de la Fortune (plus de six mètres de long) et le Triomphe de la Pauvreté (environ la moitié). [cf. figs des copies dessinées par Jan de Bisschop aujourd’hui au the British Museum], qui sont d’une certaine façon dans la tradition des fresques de Lorenzetti. Ces fresques ont été peintes en des teintes douces de gris sur un fond bleu, ressemblant quelque peu à des reliefs sculptés et ont fini par être détruites. Nous ne savons donc à quoi elles ressemblaient que d’après des copies. Il s’agissait de processions majestueuses avec un grand nombre de personnages. Les chevaux qui tirent le premier chariot sont nommés “avarice” et “tromperie” (avaritia et impostura). Il sont réfrénés par la “justice” et la procession est dominée par la déesse de la “fortune”, qui signifie ici “la chance, bonne ou mauvaise ”. Le chariot de pauvreté parallèlement est tiré par les muletiers de la “stupidité” et de “l’ignorance” et sont fouettés par la modération. La “diligence” et “l’espoir”, “l’industrie” et la “discipline” sont à bord pour tâcher d’aller sur la bonne voie. Quand ils se réunissaient, les marchands du Steelyard le faisaient donc à l’ombre de ces avertissements. Les oeuvres d’art que les marchand de la Renaissance accrochaient aux murs étaient donc là pour servir un profond rôle moral, et visaient plus que le simple plaisir des yeux : les nombreuses images sur l’argent qu’on peut trouver à cette époque, non seulement dans le cadre confortable d’une salle de réception, mais aussi dans les gravures et illustrations de livres, étaient destinées à être instructives. Une question qui devrait donc nous intéresser en tant qu’historiens -une question à laquelle nous ne serons jamais capables de répondre avec beaucoup d’autorité- serait donc la suivante : comment un individu de la Renaissance arrivait-il à concilier l’appel du plaisir avec les obligations morales et spirituelles face à une oeuvre d’art qui procurait des messages aussi différents voire contradictoires ?
Ulinka Rublack > La société dont nous parlons est de celles où chacun savait à quoi pouvait ressembler la vie d’un indigent, dans la mesure où il y avait des oeuvres de charité, mais pas d’Etat providence. Les protestants ont énormément modifié l’idée catholique selon laquelle vivre selon l’exemple du Christ impliquerait de sanctifier la pauvreté et de vivre une vie dévote en tant que membre d’un ordre saint. Les protestants avancent que pour vivre une vie pieuse, il faut être au milieu de la vie et de ses dilemmes : avoir une famille et gérer les cris de bébés et les problèmes d’éducation, passer par l’étape du mariage et ses conflits et savoir traiter de l’argent, des plaisirs et des oeuvres de charité d’une façon appropriée. Par conséquent, dans la gravure, la mort s’en prend au stéréotype du mauvais marchand, qui est un thésaurisateur, un avare, comme Balthazar Picsou -des sacs et des coffres remplissent une pièce dont les fenêtres sont protégée par des barreaux. Gisze, au contraire est représenté avec une quantité modérée de bonne monnaie qui inspire confiance : les spectateurs de l’époque peuvent donc y voir le signal d’une manière honorable de traiter avec l’argent. Gisze est également dépeint comme le membre d’un réseau de personnes qui font circuler l’argent plutôt que comme son seul bénéficiaire, ce qui le distingue de la prostituée. La distance émotionnelle avec laquelle Holbein le représente est aussi cruciale : Gisze n’est pas présenté comme un homme qui tente de séduire, de faire une promesse qu’il ne pourrait tenir ou qui dirigerait ses affaires sous l’impulsion d’une passion aveugle pour le profit. Il se présente simplement comme un professionnel dur à la tâche, fiable, conscient des problèmes et buts moraux d’une vie terrestre honorable prélude à l’éternité. Holbein montre comment ces exigences émotionnelles peuvent rendre les hommes éloignés par leur souci du contrôle permanent plutôt que de sembler vraiment vivants. En dépit du fait que le portrait soit tellement réaliste, il est difficile de se faire une idée de ce que Gisze a pu véritablement ressentir -il ne semble ni effrayé, en colère, plein de passion ou drôle : quelle expressions des émotions un homme de ce genre pouvait-il manifester en dehors de celle du souci du contrôle ?
Ulinka Rublack > I really think that Holbein’s portrait of Gisze provides us with an important question here because of its size. Typically, historical background is used to illuminate art. But great art is often a new visual act, in that it does something unprecedented, like van Eyck’s Man with a Red Turban or Holbein’s Ambassadors. So these works created new historical contexts and social effects. Merchants at this time were still often seen as greedy, and one of the key reasons the Reformation could gain ground was the idea that both the Roman churches’ and merchants’ greed were turning Germany into a poor country, literally sucking it dry. Luther’s bestselling 1520 treatise to the German nobility explicitly blames the Fugger for their part in this attack on the nation. This also explains why the Fugger of this early generation were always so moderately dressed in portraits - much more so than Gisze, who wears a black velvet gown and satin sleeves attached to a bright red woolen doublet. Despite this suspicion against high finance and international trading, there existed also the notion that commerce brought well-being and peace to communities if it was regulated well. This idea is visually explicated in Lorenzetti’s famous cycle of the Good and Bad Government, in which the council of nine men ensures peace, measured prosperity, beauty and amusement for the population. In these frescoes the merchant is only one figure among others - he has been allocated a place to fit in. Gisze’s out-sized portrait makes a different statement for a single merchant’s status and dignity. But do we also need to ask why Holbein never replicated this large format for this type of portrait again - reducing the merchants to the size which society was happy to accord to them?
Peter Parshall > This is extremely interesting. Has Holbein somehow concealed a message in his portrait of Gisze? Or has he indulged Gisze, as it were , in ambitions that were seen as inappropriate? Was Holbein eventually chastened for having overplayed his hand as a painter of extravagance? Although it is important to assume that Gisze approved of Holbein’s efforts, it may be that the artist’s special skills encouraged both men to go a little too far. We know that one of the motives for Reformation iconoclasm was unsuitable expressions of worldly luxury and pridefulness. In 1532 and 1533, Holbein must have got very little sleep. He completed not only the Gisze portrait, but those of several other merchants, and in addition finished the Ambassadors. Unusual size and extravagance is something the Gisze portrait and the Ambassadors have in common. The cost of a painting in those days rested largely on the size and the value of the pigments. These were likely very expensive. In addition to all that, in the same years, 1532/33, Holbein painted two huge allegorical canvasses for the ceremonial hall (Festsaal) of the Steelyard: the Triumph of Riches, over 6 meters long, and the Triumph of Poverty, about half that size. [figs of drawn copies by Jan de Bisschop now in the British Museum] These are somewhat in the tradition of Lorenzetti’s frescoes. They were painted in subdued tones of grey against a blue background, looking somewhat like sculptured reliefs, and were eventually destroyed. We know what they looked like only from copies. These were grand processions with many figures. The horses pulling the chariot are labelled “avarice” and “deceit” (avaritia et impostura). They are restrained by “justice” and the procession is dominated by the goddess of “fortune”, which is really to say “good and bad luck”. The chariot of poverty meanwhile is drawn by the mules of “stupidity” and “ignorance”, and are being scourged by “moderation”. “Diligence” and “hope”, “industry” and “discipline” are on board to try and set things right . When the Steelyard merchants met to celebrate, they did so under the shadow of these warnings. The works of art a Renaissance merchant placed on the wall were there with a deep moral purpose; they were meant for more than mere pleasure for the eyes. The many images of money that one finds in this period, not just in lofty settings like the Festsaal, but also in prints and book illustrations, were meant to be instructive. An interesting question for us to consider as historians -- a question that we will never be able to answer with much authority-- is this: how did an individual in the Renaissance negotiate between pleasure and moral or spiritual obligation when standing before a work of art that offered two such different, even conflicting messages?
Ulinka Rublack > This was a society in which everyone knew what it was like to be really destitute, as there were charities but no welfare state. Protestants made an enormous change to the Catholic idea that to live in the imitation of Christ would be to sanctify poverty and live a godly life as a member of a holy order. Protestants argued that in order to live a godly life you had to be in the middle of life and its dilemmas: to have a family and deal with crying babies and educational issues, to get through marriage and its conflicts, and to deal with money, pleasure and charitable giving in an appropriate way. So in the woodcut, Death attacks the stereotype of the bad merchant who is a hoarder, like Dagobert Duck - sacks and caskets fill the room behind locked windows. Gisze, by contrast, is represented with only a moderate amount of good, trustworthy coinage - so viewers would have understood this to signal an honourable way of dealing with money. Gisze is also depicted as member of a network of people shifting money around, rather than its sole beneficiary. This distinguishes him from the prostitute. The emotional distance which Holbein portrays is crucial as well: Gisze is not presented as a man who attempts to be seductive, or promises anything he might not hold, or does his business out of an uncontrolled passion for g
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Réalisation & scénario
Rémy Diaz
Expertise scientifique
Peter Parshall
Production
Erwan Bomstein-Erb
Rémy Diaz
Traduction anglaise
Vincent Nash
Voix-off
Erwan Bomstein-Erb (français)
Mark Jane (anglais)
Vidéographistes
Franck Monier
Christopher Montel
Prise de son
Arnaud Prudon
Choix des musiques
Rémy Diaz
Post-production
Louis Vecten
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Le 4 Avril 2015
Le tapis recouvrant la table en bas à droite subit une déformation anormale. Quelle interprétaion peut-on en faire? Le vase et ses fleurs sont au bord de la table dans un équilibre précaire. Ce tableau n'est-il pas à rattacher au genre de la vanité?