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Louise Vigée-Lebrun (1755-1842)
Marie-Antoinette et ses enfants (1787)
Du "plan com" à la guillotine (10 min)
25990 visions, 2 commentaires
Note moyenne : 4.5 / 5
Excellent. A imiter
La qualité de la parole du locuteur. L'organisation du scénario. Le ton du texte. La clarté de l'exposé.
Rien
J'attends : Sur des écrivains ou des oeuvres littéraires
par
Recommandé
Belle analyse d?une toile où il aurait été facile de tomber dans l?hagiographie ou la calomnie. Le tableau est très bien situé dans les circonstances "exceptionnelles" de sa création. Le rythme, la musique et les effets rendent ce petit film bourré d?informations très agréable à regarder.
J?aurai en savoir un peu plus sur la peintre Vigée-Lebrun en elle-même, d?autant plus que les artistes "femmes" sont peu nombreuses (c?est la seule artistE de tout votre site me semble-t-il). Je dois reconnaitre que l?interview supplée en partie à ce manque.
J'attends : Berthe Morisot
par
L’autorité opposée à la frivolité, la sobriété à la croqueuse de diamants, la sévérité de Versailles aux folies de Trianon : le tableau a tout de l’habile plan de communication… Mais il ne fait pas le poids face à une crise politique, économique et sociale consommée. Même si Vigée-Lebrun innove en mobilisant la maternité comme valeur et bouclier, s’emparant des modèles canoniques (la Vierge) ou de l’évolution du rapport contemporain à l’enfance (Rousseau), sa stratégie échoue. Le tableau n’a pas sauvé la reine, mais il contribue à renouveler l’art du portrait, ouvert à l’expression de la personnalité féminine, et traduit la naissance de « l’opinion publique ».
Expert scientifique : Côme Fabre ; Réalisateur : Erwan Bomstein
Pour chaque épisode, CED réalise une interview fictive destinée à approfondir ou (auto)critiquer le film. Côme Fabre, jeune conservateur du patrimoine et ancien élève de l’ENS, a joué le double rôle d’expert scientifique et de scénariste de la vidéo. Dans cette interview, nous nous demandons ce que signifie le regard un peu ironique et distant porté par le film sur Marie-Antoinette et Vigée-Lebrun.
CED > Commençons par Vigée-Lebrun. Ce film est sans doute celui de la série où la “réussite” artistique du peintre semble la plus contestée voire la plus contestable : selon vous, Vigée-Lebrun est le croisement d’une modiste et d’un bon artisan peintre. Cela ne semble pas peser bien lourd au regard de l’histoire de l’art. Alors, que se passe-t-il d’important au point de vue de l’art à la même époque et ne faut-il pas prononcer un jugement un peu plus définitif sur cette peinture “bon teint” ?
Côme Fabre > C’est vrai, la présentation que nous faisons de Vigée-Lebrun dans le film peut paraître “machiste”, mais le lien avéré de l’artiste avec le monde de la mode est important pour comprendre ce qui fait sa force et son originalité. Elle est la fille d’un peintre médiocre mais d’une coiffeuse réputée dont elle a peut-être hérité les talents de visagiste. Elle a exercé une influence certaine dans la réforme de la mode à la fin du XVIIIe siècle en persuadant ses clientes de ne plus poudrer leurs cheveux et de porter des tenues légères inspirées de la Grèce antique au lieu des lourdes robes à panier. Aujourd’hui, nous sommes tentés d’interpréter cette mutation comme une simple recherche de confort, mais elle prend en réalité un tour politique et révolutionnaire lorsque l’on sait que sous l’Ancien régime, le vêtement et la coiffure étaient strictement codifiés en fonction du rang social et de l’appartenance à un ordre.
Cela ne suffit certes pas à en faire un peintre de génie : Vigée-Lebrun n'a pas révolutionné l'art de son temps, et telle n'a sans doute pas été son intention. Son domaine d'excellence est le portrait. Or elle savait que si cette catégorie de production artistique était commercialement très profitable, il était en revanche difficile d'obtenir plus qu'une estime polie de la part du public averti en matière d'art.
Pour ce dernier, la “grande peinture” c’est la peinture d’histoire dont le leader incontestable est Jacques-Louis David. En 1785 (deux ans avant le tableau de Marie-Antoinette), David frappe les esprits avec le Serment des Horaces : jamais depuis Poussin on n'avait tenté de reconstituer la Rome républicaine avec autant de rigueur archéologique, de résumer la tension tragique de l'histoire des Horaces avec une telle économie de moyens, de composer une scène qui accorde autant d'attention aux figures qu'au vide qui les sépare.
Vigée-Lebrun a aussi fait aussi son entrée dans la prestigieuse académie royale de peinture en tant que « peintre d'histoire », mais personne n'était dupe : elle était pistonnée par la reine. Pour tout le monde, elle reste la portraitiste hors-de-prix dont les œuvres chic et glamour sont plébiscitées par la très haute société élégante, comme la photographe Annie Leibovitz aujourd'hui.
Mais, à la défense de Vigée-Lebrun, il faut remarquer que son tableau de la reine accompagnée de ses enfants est davantage qu'un joli portrait de groupe. En réutilisant habilement des anciens schémas de composition, en sélectionnant soigneusement certains accessoires et en modulant savamment l'éclairage, Vigée-Lebrun montre sa capacité à sortir de sa production classique pour raconter une véritable petite histoire destinée à discréditer d'autres discours concurrents, à savoir les ragots sur la reine. Frivolité, cupidité, débauche, nymphomanie, homosexualité : à partir du moment où l’opinion l’a choisie comme bouc-émissaire pour expliquer les causes de la crise que traverse le royaume à partir de 1783, on lui colle tout ce qui, dans les esprits de l’époque, caractérise une féminité déviante. Ce que nous avons tenté de dire dans le film c’est que Vigée-Lebrun est capable de peindre un portrait qui raconte une histoire, qui établit une vérité par un discours. Et ce, sans aucun recours aux grosses ficelles conventionnelles que sont l'allégorie, l'inscription ou la pose dramatique outrée. C'est une belle performance qui place sans conteste Vigée-Lebrun parmi les grands portraitistes contemporains de la fin du siècle (Reynolds, Goya) capables de donner au portrait une profondeur dramatique inédite.
CED > Contrairement à Marie-Antoinette, Vigée-Lebrun survit à la Révolution. Peut-on en dire autant de son art ? Est-elle obligée de le modifier ou au contraire correspond-il toujours pleinement à l’air du temps “européen” ?
CF > Vigée-Lebrun vit très mal les premiers événements révolutionnaires qui l’effraient beaucoup. Par sa proximité avec la reine et sa fortune rapidement accumulée, visible à travers un hôtel particulier qu’elle et son mari viennent de bâtir dans le quartier des “nouveaux riches” de la Chaussée d’Antin, elle sait qu’elle est une cible facile pour la population parisienne. Sa fuite dès 1789 va toutefois lui permettre de donner une dimension internationale à sa carrière. Elle est reçue avec tous les honneurs dans les plus grandes cours d’Europe : Naples, Vienne, Londres, Saint-Pétersbourg. Mais la capitale artistique de l’Europe reste Paris, et lorsqu’elle revient d’exil en 1802, elle ne parvient pas à retrouver sa place. Ce sont les plus talentueux élèves de David, Ingres, Gérard et Gros, qui raflent toutes les grandes commandes de portrait du nouveau régime napoléonien. Gérard répond aux besoins de monumentalité et de faste impérial, Ingres tente de rétablir le sacré par une rigueur inspirée des primitifs de la Renaissance, et Gros excelle à donner un souffle romantique inédit aux portraits de généraux. Outre qu’on voit en elle une nostalgique de l’Ancien régime, Vigée est perçue comme une portraitiste sensible pour femmes élégantes et enfants, ses spécialités n’intéressent plus les puissants du jour qui tirent leur fortune du succès militaire. Son dernier grand succès n’est pas artistique mais littéraire et historique: elle consacre ses dernières années à la rédaction de ses Souvenirs. Lorsqu’elle les fait paraître en 1835, ils rencontrent un grand succès car les lecteurs peuvent y découvrir les mémoires d’une survivante de l’Ancien régime, qui a connu les grands souverains du passé dans l’intimité.
CED > L’autre héroïne du film c’est Marie-Antoinette, mais son importance est ambiguë. Elle tente d’agir sur son image, mais trop tard. Le cours de l’histoire -dominé par des questions économiques et politiques- lui échappe. Comme dans le film de Sofia Coppola, Marie-Antoinette devient surtout un symbole du “luxe champêtre”, une suiveuse de la vogue pour la maternité et d’une prise de conscience tardive de l’opinion publique. Tout ceci n’est-il pas une fois de plus extrêmement léger au point de vue historique ? Même dans le domaine artistique, ne peut-on pas affirmer que la Pompadour a eu un rôle bien plus déterminant ?
CF > Certes, vous n'avez pas tort : Mme de Pompadour, fondatrice de plusieurs manufactures et protectrice de l'Encyclopédie, avait un horizon intellectuel bien plus large que Marie-Antoinette, et un sens certain du mécénat en faveur du rayonnement culturel de la nation française dans l'Europe des Lumières. Mais c'était une Parisienne ayant reçue une éducation ouverte, parfaitement à l'aise parmi les élites de son temps et de son pays. Marie-Antoinette est une étrangère, et de tempérament plus frivole : son éducation assez bornée – les devoirs pieux n'étant complétés que d'un vernis culturel plutôt léger – et la froideur méprisante que lui a réservée l'aristocratie versaillaise lors de son arrivée (précisons qu’elle avait 14 ans) n'ont pas arrangé les choses. Il faut avoir à l'esprit que, prise d’emblée dans les carcans de l’étiquette, Marie-Antoinette n'a jamais eu l'occasion de fréquenter les salons parisiens, ni de voyager au-delà des quelques palais et châteaux d'Île-de-France. Certes elle n'a pas pris d'initiative pour sortir de l'horizon étroit dans lequel elle a été immergée, mais personne dans son entourage n'a vraiment songé à l'en sortir. Il aura fallu les secousses violentes de la Révolution pour la réveiller, lui faire adopter un comportement d'adulte responsable et à s'intéresser aux problèmes de son temps – elle a 35 ans. Face à l'apathie dépressive de son mari désespéré par l'échec des réformes indispensables qu'il avait tenté de mettre en œuvre en 1785-1787, elle a pris certaines affaires en main dans l'obsession de garantir le statut et les droits de son mari et de ses enfants. Sans avoir l'étoffe d'un Machiavel, elle a choisi les moyens à sa portée, quitte à en passer par la fuite ou la haute trahison. Inconscience ou courage du désespoir ? Toujours est-il qu'en retour, les accusateurs révolutionnaires ne lui ont fait grâce de rien: humiliations publiques, enlèvement de ses enfants, accusation calomnieuse d'inceste. Mais personne n'a pu entamer la dignité dont elle a fait preuve durant le procès et jusque sous la lame de la guillotine.
L'intérêt que suscite Marie-Antoinette procède donc d'un tout autre ordre que celui des femmes - « hommes d'Etat » et « grands mécènes » que compte l'histoire de France. Contrairement à elles, Marie-Antoinette ne fascine pas par ses actes publics ni ses contributions à la société de son temps, mais tout simplement par son destin tragique : comment la princesse la plus gâtée de son époque arrive sans y prendre garde à s’attirer les haines d'une nation en révolution, et va descendre une à une les marches qui mènent à l'humiliation et à la mort. Tout spectateur qui tombe devant un portrait de Marie-Antointette s'y arrête plus longtemps que devant n'importe quel autre portrait de souveraine, parce qu'une histoire se met tout de suite en place dans son imagination, et qu'il n'arrive pas à mesurer complètement le gouffre vertigineux qui sépare la femme qu'il a sous les yeux, auréolée de poudre, de plume et de soie, de celle qu'il s'imagine, vêtue d'une misérable tunique de lin, dont la tête aux cheveux rasés s'apprête à tomber dans un panier d'osier après un dernier trajet dans une charrette à foin sous les crachats de ses anciens sujets. C'est cette invraisemblable spirale descendante du malheur qui élève paradoxalement Marie-Antoinette “au top” des personnalités historiques les plus marquantes et influentes dans l'imaginaire collectif.
CED > Le film Marie-Antoinette de Sofia Coppola est l’un des rares films récents ayant rencontré un succès international au box-office depuis les années 50, en particulier au Japon, en France, en Espagne et en Italie (mais pas aux Etats-Unis, en Allemagne ou au Royaume-Uni). Comment interprétez-vous ce succès ?
CF > Le succès du film de Sofia Coppola s'explique exactement en raison de la fascination pour la destin tragique de Marie-Antoinette largement diffusé dans les imaginaires, à tel point que la réalisatrice n'a même plus jugé utile de montrer la scène de la guillotine, ni même aucune scène révolutionnaire postérieure au 6 octobre 1789. Il suffisait de montrer la clameur d'une foule haineuse brandissant des torches devant les fenêtres de Versailles, suivie d'un ultime plan fixe et silencieux où l'on voit la chambre de la reine pillée et dévastée après l’invasion du palais de Versailles par le peuple, ouverte à tous vents. Le lustre fracassé, gisant à terre au centre de l'image, annonce la tête coupée de Marie-Antoinette. Avant cette image finale, le film n'est qu'un enchaînement de tableaux débordants de luxe raffiné, de frivolité et d'hédonisme. On peut lui reprocher l’absence de véritable scénario, mais c’est précisément ce qui le rend plus intéressant qu'une énième reconstitution chronologique.
“Marie-Antoinette” de Coppola synthétise le regard que porte la haute société étrangère – américaine en l'occurrence, mais aussi britannique et nippone – non seulement sur le personnage historique, mais aussi sur la France elle-même, pays profondément fascinant parce que paradoxal. En effet, notre pays est pour eux celui qui porte à un haut degré le raffinement de l'art de vivre par l'exigence universelle de bon goût jusque dans les moindres détails de l'habillement, de la nourriture, du comportement ou du cadre de vie. Mais la société française se caractérise aussi par des poussées régulières de rébellion, d'incivilité et de violence autodestructrice aussi soudaines que spectaculaires: de la Saint-Barthélémy à mai 68, en passant par les révolutions de 1830, 1848, la Terreur ou la Commune de Paris, l’histoire française regorge d’insurrections et de massacres civils qui ont eu une répercussion dans les autres pays d’Europe. Les publics étrangers d'aujourd'hui peuvent s'identifier volontiers avec Marie-Antoinette parce qu'ils entretiennent un rapport semblable à la culture française. Comme elle, venant de l’extérieur, ils découvrent et s’approprient avec délice l'inventivité frivole du luxe français, mais, tout comme Marie-Antoinette, ils finissent aussi par se heurter à certains rejets et incivilités incompréhensibles. Dans le dernier plan du film de Coppola, les soieries, girandoles et boiseries à la fois fabriquées et saccagées par un même peuple représentent exactement ce paradoxe. Ce plan fixe symbolise ce joli bibelot sophistiqué et dangereux qu'est la culture française, par lequel une étrangère un peu naïve peut se laisser piéger. C’est une interprétation que l’on trouve déjà au XIXe siècle, par exemple avec une nouvelle très amusante d’Alphonse Daudet, “La pendule de Bougival”, ou comment une ravissante petite pendule française de style Second Empire, transplantée dans le salon d’un brave bourgeois de Munich, est capable de détraquer toute la famille et ruiner sa réputation !
C'était une pendule du Second Empire, une de ces pendules en onyx algérien, ornées de dessins Campana, qu'on achète boulevard des Italiens, avec leur clef dorée pendue en sautoir au bout d'un ruban rose. Tout ce qu'il y a de plus mignon, de plus moderne, de plus article de Paris. Une vraie pendule des Bouffes, sonnant d'un joli timbre clair, mais sans un grain de bon sens, pleine de lubies, de caprices, marquant les heures à la diable, passant les demies, n'ayant jamais su bien dire que l'heure de la Bourse à monsieur et l'heure du berger à madame. Quand la guerre éclata, elle était en villégiature à Bougival, faite exprès pour ces palais d'été si fragiles, ces jolies cages à mouches en papier découpé, ces mobiliers d'une saison, guipure et mousseline flottant sur des transparents de soie claire. A l'arrivée des Bavarois, elle fut une des premières enlevées ; et, ma foi ! il faut avouer que ces gens d'outre-Rhin sont des emballeurs bien habiles, car cette pendule-joujou, guère plus grosse qu'un oeuf de tourterelle, put faire au milieu des canons Krupp et des fourgons chargés de mitraille le voyage de Bougival à Munich, arriver sans une fêlure, et se montrer dès le lendemain, Odeon-Platz, à la devanture d'Augustus Cahn, le marchand de curiosités, fraîche, coquette, ayant toujours ses deux fines aiguilles, noires et recourbées comme des cils, et sa petite clef en sautoir au bout d'un ruban neuf.
Ce fut un événement dans Munich. on n'y avait pas encore vu de pendule de Bougival, et chacun venait regarder celle-là aussi curieusement que les coquilles japonaises du musée de Siebold. Devant le magasin d'Augustus Cahn, trois rangs de grosses pipes fumaient du matin au soir, et le bon populaire de Munich se demandait avec des yeux ronds et des Mein Gott de stupéfaction à quoi pouvait servir cette singulière petite machine. Les journaux illustrés donnèrent sa reproduction. Ses photographies s'étalèrent dans toutes les vitrines ; et c'est en son honneur que l'illustre docteur-professeur otto de Schwanthaler composa son fameux Paradoxe sur les Pendules, étude philosophico-humoristique en six cents pages, où il est traité de l'influence des pendules sur la vie des peuples et logiquement démontré qu'une nation assez folle pour régler l'emploi de son temps sur des chronomètres aussi détraqués que cette petite pendule de Bougival devait s'attendre à toutes les catastrophes, ainsi qu'un navire qui s'en irait en mer avec une boussole désorientée. (La phrase est un peu longue, mais je la traduis textuellement.) Les Allemands ne faisant rien à la légère, l'illustre docteur-professeur voulut, avant d'écrire son Paradoxe, avoir le sujet sous les yeux pour l'étudier à fond, l'analyser minutieusement comme un entomologiste ; il acheta donc la pendule, et c'est ainsi qu'elle passa de la devanture d'Augustus Cahn dans le salon de l'illustre docteur-professeur otto de Schwanthaler, conservateur de la Pinacothèque, membre de l'Académie des sciences et beaux-arts, en son domicile privé, Ludwigstrasse, 24.
Ce qui frappait d'abord en entrant dans le salon des Schwanthaler, académique et solennel comme une salle de conférences, c'était une grande pendule à sujet en marbre sévère, avec une Polymnie de bronze et des rouages très compliqués. Le cadran principal s'entourait de cadrans plus petits, et l'on avait là les heures, les minutes, les saisons, les équinoxes, tout, jusqu'aux transformations de la lune dans un nuage bleu clair au milieu du socle.
Le bruit de cette puissante machine remplissait toute la maison. Du bas de l'escalier, on entendait le lourd balancier s'en allant d'un mouvement grave, accentué, qui semblait couler et mesurer la vie en petits morceaux tout pareils ; sous ce tic-tac sonore couraient les trépidations de l'aiguille se démenant dans le cadre des secondes avec la fièvre laborieuse d'une araignée qui connaît le prix du temps.
Puis l'heure sonnait, sinistre, et lente comme une horloge de collège, et chaque fois que l'heure sonnait, il se passait quelque chose dans la maison des Schwanthaler. C'était M. Schwanthaler qui s'en allait à la Pinacothèque, chargé de paperasses, ou la haute dame de Schwanthaler revenant du sermon avec ses trois demoiselles, trois longues filles enguirlandées qui avaient l'air de perches à houblon ; ou. bien les leçons de cithare, de danse, de gymnastique, les clavecins qu'on ouvrait, les métiers à broderies, les pupitres à musique d'ensemble qu'on roulait au milieu du salon, bout cela si bien réglé, si compassé, si méthodique, que d'entendre tous ces Schwanthaler se mettre en branle au premier coup de timbre, entrer, sortir par les portes ouvertes à deux battants, on songeait au défilé des apôtres dans l'horloge de Strasbourg, et l'on s'attendait toujours à voir sur le dernier coup la famille Schwanthaler rentrer et disparaître dans sa pendule.
C'est à côté de ce monument qu'on avait mis la pendule de Bougival, et vous voyez d'ici l'effet de sa petite mine chiffonnée. voilà qu'un soir les dames de Schwanthaler étaient en train de broder dans le grand salon et l'illustre docteur-professeur lisait à quelques collègues de l'Académie des sciences les premières pages du Paradoxe, s'interrompant de temps en temps pour prendre la petite pendule et faire pour ainsi dire dés démonstrations au tableau... Tout à coup, Eva de Schwanthaler, poussée par je ne sais quelle curiosité maudite, dit à son père en rougissant :
“ ô papa, faites-la sonner. ” Le docteur dénouant la clef, donna deux tours, et aussitôt on entendit un petit timbre de cristal si clair, si vif, qu'un frémissement de gaieté réveilla la grave assemblée. Il y eut des rayons dans tous les yeux :
“ Que c'est joli ! que c'est joli ! ” disaient les demoiselles de Schwanthaler, avec un petit air animé et des frétillements de natte qu'on ne leur connaissait pas, Alors M. de Schwanthaler, d'une voix triomphante :
“ Regardez-la, cette folle de française ! elle sonne huit heures, et elle en marque trois ! ”
Cela fit beaucoup rire tout le monde, et, malgré l'heure avancée, ces messieurs se lancèrent à corps perdu dans des théories philosophiques et des considérations interminables sur la légèreté du peuple français. Personne ne pensait plus à s'en aller, on n'entendit même pas sonner au cadran de Polymnie ce terrible coup de dix heures qui dispersait d'ordinaire toute la société. La grande pendule n'y comprenait rien. Elle n'avait jamais tant vu de gaieté dans la maison Schwanthaler, ni du monde au salon si tard. Le diable c'est que lorsque les demoiselles de Schwanthaler furent rentrées dans leur chambre, elles se sentirent l'estomac creusé par la veille et le rire, comme des envies de souper ; et la sentimentale Minna, elle-même, disait en s'étirant les bras :
“ Ah ! je mangerais bien une patte de homard. ”
Une fois remontée, la pendule de Bougival reprit sa vie déréglée, ses habitudes de dissipation. on avait commencé par rire de ses lubies ; mais, peu à peu, à force d'entendre ce joli timbre qui sonnait à tort et à travers, la grave maison de Schwanthaler perdit le respect du temps et prit les jours avec une aimable insouciance. on ne songea plus qu'à s'amuser ; la vie paraissait si courte, maintenant que toutes les heures étaient confondues ! Ce fut un bouleversement général. Plus de sermon, plus d'études ! Un besoin de bruit, d'agitation. Mendelssohn et Schumann semblèrent trop monotones : on les remplaça par la Grande-Duchesse, le Petit Fausti, et ces demoiselles tapaient, sautaient, et l'illustre docteur-professeur, pris lui aussi d'une sorte de vertige, ne se lassait pas de dire :
“ De la gaieté, mes enfants, de la gaieté !... ”
Quant à la grande horloge, il n'en fut plus question. Ces demoiselles avaient arrêté le balancier, prétextant qu'il les empêchait de dormir, et la maison s'en alla toute au caprice du cadran désheuré.
C'est alors que parut le fameux Paradoxe sur les Pendules. A cette occasion, les Schwanthaler donnèrent une grande soirée, non plus une de leurs soirées académiques d"autrefois, sobres de lumières et de bruit, mais un magnifique bal travesti, où Mme de Schwanthaler et ses filles parurent en canotières de Bougival, les bras nus, la jupe courte, et le petit chapeau plat à rubans éclatants, Toute la ville en parla, mais ce n'était que le commencement. La comédie, les tableaux vivants, les soupers, le baccara : voilà ce que Munich scandalisé vit défiler tout un hiver dans le salon de l'académicien.
“ De la gaieté, mes enfants, de la gaieté !... ” répétait le pauvre bonhomme de plus en plus affolé.
Et tout ce monde-là était très gai en effet.
Mme de Schwanthaler, mise en goût par ses succès de canotière, passait sa vie sur l'Isar en costumes extravagants. Ces demoiselles, restées seules au logis, prenaient des leçons de français avec des officiers de hussards prisonniers dans la ville ; et la petite pendule, qui avait toutes raisons de se croire encore à Bougival, jetait les heures à la volée, en sonnant toujours huit quand elle en marquait trois... Puis, un matin, ce tourbillon de gaieté folle emporta la famille Schwanthaler en Amérique, et les plus beaux Titien de la Pinacothèque suivirent dans sa fuite leur illustre conservateur.
Après le départ des Schwanthaler, il y eut dans Munich comme une épidémie de scandales. On vit successivement une chanoinesse enlever un baryton, le doyen de l'Institut épouser une danseuse, un conseiller aulique faire sauter la coupe, le couvent des dames nobles fermé pour tapage nocturne...
ô malice des choses ! Il semblait que cette petite pendule était fée et qu'elle avait pris à tâche d'ensorceler toute la Bavière. Partout où elle passait, partout où elle sonnait son joli timbre à l'évent, il affolait, détraquait les cervelles. Un jour, d'étape en étape, elle arriva jusqu'à la résidence ; et depuis lors, savez-vous quelle partition le roi Louis, ce wagnérien enragé, a toujours ouverte sur son piano ?...
Les Maîtres chanteurs ?
Non !... Le Phoque à ventre blanc !
Ça leur apprendra à se servir de nos pendules.
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Le 10 Mars 2014
1 visiteurs sur 2 ont trouvé ce commentaire intéressant
L'emploi de ce terme est une référence assumée au film de Sofia Coppola, expliquée dans l'interview de Côme Fabre...
On ne peut couper Marie-Antoinette du monde anglo-saxon, tant cette figure a suscité de films et de livres produits hors de France et qui ont façonné notre propre conception de cette reine.
De façon générale, l'emploi d'un mot d'origine anglaise, mais entré dans les dictionnaires français, ne devrait pas être considéré comme la marque d'un "avilissement".
Le 29 Novembre 2012
1 visiteurs sur 2 ont trouvé ce commentaire intéressant
Un commentaire très instructif.
Dommage toutefois que les concepteurs du site n'aient pas pensé aux possesseurs d'iPad, puisque la lecture des films n'est pas possible avec ce support. C'est l'outil que j'utilise en classe, je ne suis pas la seule, et je ne pourrais en faire profiter mes élèves.
Encore merci pour l'idée, mais à faire évoluer pour la rendre accessible à tous...
Le 18 Juin 2013
0 visiteurs sur 1 ont trouvé ce commentaire intéressant
Merci pour votre remarque. En attendant un site adapté, vous pouvez visionner cet épisode sur Youtube : http://youtu.be/1OTacbtkXKg
Le 6 Juillet 2012
0 visiteurs sur 4 ont trouvé ce commentaire intéressant
moi je ne considère pas ce tableau à une affiche publicitaire,comme semble sous entendre quelques phrases ici et la.
tres jolie toile!
socrates
Le 20 Juin 2012
4 visiteurs sur 6 ont trouvé ce commentaire intéressant
analyse épatante! merci
Le 7 Juin 2012
3 visiteurs sur 5 ont trouvé ce commentaire intéressant
C'est tout simplement formidable ! Un véritable plaisir !
Approche très intéressante de ce tableau.
Le 6 Juin 2012
4 visiteurs sur 8 ont trouvé ce commentaire intéressant
Bravo. Les explications données nous permettent de voir plus que simplement la représentation d'une reine et de ses enfants. Simple, clair, précis. J'apprécie !
Le 6 Juin 2012
3 visiteurs sur 4 ont trouvé ce commentaire intéressant
Bravo pour le film comme pour l'interview, dont je salue le style clair et précis. Et en prime, une pendule ! Que demander de mieux ?
Le 6 Juin 2012
7 visiteurs sur 8 ont trouvé ce commentaire intéressant
Bravo particulier au narrateur, sa voix est agréable a trouvé avec cette vidéo un ton juste.
20000 €
Voir l'oeuvre sur le Google Art Project
Ministère de la Culture et de la Communication
Ministère de l'Education nationale
Devenir partenaireScénario et expertise scientifique
Côme Fabre
Réalisation
Erwan Bomstein-Erb
Production
Erwan Bomstein-Erb
Rémy Diaz
Traduction anglaise
Vincent Nash
Voix-off
Erwan Bomstein-Erb (français)
Mark Jane (anglais)
Vidéographistes
Christopher Montel
Prise de son
Arnaud Prudon
Choix des musiques
Rémy Diaz
Post-production
Louis Vecten
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Le 15 Février 2014
1 visiteurs sur 2 ont trouvé ce commentaire intéressant
Commentaire intéractif et intéressant.
On regrettera un niveau de langage pas toujours à la hauteur... Franchement "fashionista" ?
Si même ceux qui ont l'ambition de faire des vidéos éducatives de référence s'avilissent devant l'anglo-américain, d'autant plus quand ce terme n'a aucun lien avec ce qui est présenté, où va-t-on ? Cela suffirait presque à décrédibiliser ce travail pourtant de qualité.
Bon courage toutefois dans vos prochaines publications.