En éducation, que cela soit à l’Ecole mais hélas surtout dans les formations d’entreprise, on emploie souvent trop volontiers un ton “très premier degré”, et ce alors même que les classiques que l’on étudie à l’Ecole sont souvent plein d’ironie (Les lettres persanes au hasard), de subversion (les Liaisons dangereuses) et de verve… pour ne prendre que des exemples littéraires.
Ainsi, le discours éducatif peut s’attacher le qualificatif péjoratif de “scolaire”, soit parce qu’il sous-estime la plasticité d’esprit de ceux auquel il s’adresse (même de jeunes esprits sont capables d’ironie, de détachement), mais peut-être aussi parce qu’il ignore qu’une part de son devoir est de faire réfléchir, pour préparer à la vie, et que la réflexion peut précisément prendre la forme de la provocation, de l’humour ou de l’ironie.
Comme dit Pascal “Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher“, ce qui ne signifie sans doute pas qu’on doive s’économiser démagogiquement les efforts de la froide analyse des textes, et du travail besogneux, pour commencer sa formation, mais sans doute que le couronnement des efforts du philosophe est bien de faire de la philosophie quelque chose de familier et de gai. Or qui a dit qu’on ne pouvait initier sans donner au novice un avant-goût de cette gaîté ?
C’est dans cette idée que l’humour, et même l’amalgame délibéré, pouvait être un aboutissement (au sens où la familiarité avec une pensée donne une aisance qui permet de jouer avec elle), que nous en avons paradoxalement fait le point de départ de notre prochain film, via sa bande-annonce.
Dans notre processus d’écriture, nous avons bien sûr commencé par enquêter, lire et raisonner pour construire un scénario qui porte sur un sujet sérieux : les Ambassadeurs d’Holbein et la question de savoir comment on conjure l’inévitable. Mais dans un second temps, nous avons voulu faire une bande-annonce qui intrigue au-delà du cercle des personnes qui considèrent l’art avec révérence et sérieux.
L’idée est simple : et si nous racontions oralement quelques éléments de l’histoire de ce tableau et mettions à l’écran ce qu’un esprit d’aujourd’hui imaginerait ? “Un divorce au sommet de l’Angleterre” : étrange, vu la respectabilité de sa majesté la reine… “Une secte qui se développe en Allemagne” : qui n’a pas entendu parler de la Scientologie qui n’y est pas en odeur de sainteté ? “Un artiste contemporain fasciné par la mort” : Damien Hirst avec sa tête de mort incrustée de diamants… “Un musulman qui a juré la perte de l’Occident” : Ben Laden… Bref un assemblage improbable dont on peine à voir comment il pourrait former une histoire…
Et c’est là un des aspects du plaisir qu’on peut trouver dans un film : savoir que des éléments à la définition aussi disparate, à l’apparence aussi anecdotique, ont en fait été les éléments d’une histoire beaucoup plus fondamentale, qui participe à la définition de notre société : la raison d’Etat, l’ironie des Vanités, l’invention d’un art qui sait se détacher des apparences pour évoquer la vie.
Permettez-moi de douter, non de l’intention, mais du résultat. Cette bande-annonce m’apparaît tout simplement grossière. De l’ironie ? Je n’en vois pas ; plutôt une provocation gratuite. De l’irrespect ? Peut-être, mais pas à l’endroit d’un art supposé élitiste et distant ; bien plutôt à l’égard d’un spectateur qu’on suppose capable du seul humour du grand-guignol. En un mot, ras-le-bol de toutes ces gesticulations pour nous faire croire que l’art a besoin de strass pour nous subjuguer. Emmenez donc un môme devant le tableau ; la simple découverte de l’anamorphose va le réjouir un bon moment. Nul besoin de Ben Laden pour le “stimuler”…
Merci Hélène de participer au débat. J’espérais bien qu’il y en aurait un !
Je vous réponds point par point :
– Ironie : bien sûr qu’il y en a puisque personne ne croit que Ben Laden, la reine d’Angleterre ou Tom Cruise sont les vrais sujets du film. Ce sont des fantômes grésillant issus de la TV, et on voit bien que le vrai sujet “affleure” derrière : ce sont les Ambassadeurs. Ben Laden, la reine d’Angleterre, etc sont des lieux communs et je pense que l’éducation n’a pas à se tenir à l’écart des lieux communs : elle doit au contraire en jouer et les défoncer.
- Provocation : oui ! Provocation “gratuite” non. Si je vous parle dans l’absolu d’une secte, d’un divorce au sommet de l’Angleterre ou d’un artiste fasciné par la mort, pensez-vous spontanément au XVIème siècle ? Je ne le pense pas, et c’est précisément la raison pour laquelle on part de “représentations communes” pour arriver ailleurs. L’essentiel c’est que le film nous emmène ailleurs… Le point de départ n’a pas d’importance : pensez à Platon qui se demande ce qu’est une “belle marmite” au grand dam de son interlocuteur qui trouve que le concept de beauté ne mérite pas d’être discuté à partir d’une marmite…
– “art supposé élitiste et distant” : je n’ai jamais dit cela. Ce n’est pas l’art qui est élitiste et distant. Ce qui créé l’élitisme et la distance, c’est le ton feutré des institutions qui ne veulent froisser personne, c’est l’atmosphère de temple des musées. Depuis le XIXème, l’art prend parfois un parfum monacal tout à fait surimposé. Mais en réalité, il y avait beaucoup de commanditaires et d’artistes grossiers qui crééaient un art excellent. N’oubliez pas qu’Holbein a été condamné pour une rixe au couteau et que son emblème était celui d’une prostituée : ne le rendez pas moins vulgaire qu’il n’est ! Vous verrez que le film peut être qualifié d’élitiste : l’élite n’est pas un problème à condition qu’il existe une échelle pour y accéder…
- “gesticulation et strass” : peut-être, mais après avoir travaillé sur un film de façon très sérieuse, on a eu envie d’un peu de strass dans la bande-annonce.
- “Emmenez donc un môme devant le tableau” : ce serait formidable si on pouvait emmener tous les mômes du monde devant le tableau. Là je suis d’accord. Mais si c’était aussi simple pourquoi la sociologie des visiteurs de musées et pire encore des écoles d’art serait-elle aussi caricaturale ? La vérité, c’est qu’on ne peut pas compter sur la seule force des musées pour démocratiser l’art : sinon nous serions dans le meilleur des mondes.
Pensez au fait que les parisiens vont peu au musée du Louvre.
- “la simple découverte de l’anamorphose va le réjouir un bon moment”. Malheureusement, ce n’est pas ce que j’ai expérimenté avec mes élèves. Passé le petit instant de surprise, on est vite refroidi… Il faut vite aller au-delà, et c’est ce que fait le film. Par ailleurs, il n’y a pas que les mômes dans la vie : aucun adulte ne reste fasciné bien longtemps pas un procédé de ce genre. Le génie des Ambassadeurs ne se réduit pas à l’anamorphose…
Mais si la bande-annonce vous a choqué peut-être trouverez-vous plus de plaisir dans le film lui-même ?
Et d’ailleurs, si les sciences et l’art des deux Ambassadeurs sont des vanités au regard de la mort, n’est-ce pas le cas a fortiori pour nos fantômes grésillants ?
C’est une excellente idée, mais comme l’ironie et le deuxième degré en audiovisuel est très difficile à maitriser, c’est un resultat à mi-chemin entre la réussite et le foirage. Personne ne prends ce risque je crois dans les institutions muséale, c’est assez important de souligner à quel point les scientifiques et conservateurs sous-estiment le raisonnement du public et confondent sérieux et logique dans la médiation. Le modèle rigide suisse-allemand. Si le résultat de la bande annonce n’est peut être pas assez décalé, elle laisse entrevoir une réalisation d’une qualité rare et qu’il me tarde de découvrir.
Merci Stéphane pour votre encouragement à la prise de risque ! Le grand avantage d’internet est qu’on peut sortir des débats de principe pour juger comme vous le faites du degré de succès de certaines tentatives. Et il est clair que nous n’avons pas accordé le même investissement à la bande annonce (qui est plutôt un extra) qu’au film. Néanmoins elle exprime bien une préoccupation profonde : une fois toutes les garanties scientifiques prises, comment prêcher au-delà des convertis ?