” Dans les sociétés démocratiques, l’imagination des hommes se resserre quand ils songent à eux-mêmes; elle s’étend indéfiniment quand ils pensent à l’État. Il arrive de là que les mêmes hommes qui vivent petitement dans d’étroites demeures visent souvent au gigantesque dès qu’il s’agit des monuments publics. ” Tocqueville, de la Démocratie en Amérique, t.II, chap 12.
Voici une synthèse de la récente audition de Jean Picq concernant le Rapport de la Cour des Comptes sur la dérive budgétaire de la politique muséale française. Celle-ci démontre que l’autonomie des établissements culturels s’est paradoxalement accompagnée d’une diminution de la part de leurs ressources propres : ainsi, le développement du mécénat et l’augmentation des tarifs d’entrée s’est accompagnée de dépenses encore supérieures, et donc par une contribution toujours plus importante de l’Etat à la fois en valeur absolue et en valeur relative. Cette réalité budgétaire est d’autant plus préoccupante que la diversité des publics des musées ne cesse de se réduire : l’accroissement de l’offre culturelle (expositions, publications, etc) bénéficie à un public d’amateurs multi-consommateurs, la part générale de la population ne venant jamais au musée s’accroissant parallèlement à l’augmentation globale des entrées.
Cette analyse montre les graves contradictions auxquelles s’exposent les établissements culturels publics. D’un côté, ils sont poussés à considérer le patrimoine public dont ils ont la charge comme un “fond de commerce” à valoriser économiquement, et donc à se comporter comme des entités privées à but lucratif ; de l’autre, ils bénéficient de l’appui budgétaire croissant d’un Etat qui se soucie surtout de mener une “politique industrielle de la culture” via un soutien concentré sur ses “champions nationaux”, ce qui conduit à limiter la concurrence, l’innovation et la diversité de l’offre culturelle. L’exception culturelle, justifiée par des objectifs de démocratisation ou de diversité culturelle, scie donc la branche sur laquelle elle est assise : elle devient l’instrument d’une politique industrielle colbertiste.
Une telle politique centrée sur des champions, comme le rappelle Tocqueville, peut donner l’illusion de la force et de la puissance, et présente certainement un caractère flatteur pour les acteurs publics qui jouent au mécano industriel. Son inconvénient est qu’il sape le développement de petites et moyennes structures innovantes, plus occupées à devenir les prestataires des grands établissements plutôt qu’à porter une analyse originale sur les besoins du public et les enjeux culturels. Faute d’avoir développé un tissu d’associations et d’entreprises complémentaires des acteurs publics, la France offre donc un boulevard aux pays qui ayant soumis leurs institutions culturelles à un régime plus frugal, ont été à l’initiative de grands acteurs transversaux de la culture comme la fondation Wikipédia ou les entreprises Apple et Google.
Comme le souligne la Cour, la concentration des fonds publics vers les musées nationaux n’est pas soutenable : avec la diminution de ces subsides, les établissements seront probablement incités à se recentrer sur leurs missions fondamentales (la gestion des collections), à tenter d’établir des barrières à l’entrée concernant l’exploitation des images des oeuvres qu’elles détiennent (pour en augmenter la valeur), et à déléguer une part croissante de leur valeur aux entreprises internationales qui auront elles les reins assez solides pour exploiter leurs contenus.
Les points-clés de l’audition de Jean Pick (compte-rendu fidèle)
L’intérêt du travail de la Cour des Comptes, selon Jean Pick, est que son point de vue ne porte pas sur la politique de tel ou tel musée, mais sur « la politique publique des musées nationaux » : il s’agit d’en chiffrer le coût et d’en apprécier les résultats au vu des objectifs fixés notamment dans les lois de finances successives.
Deux aspects sont donc plus particulièrement évoqués :
- la dimension financière (dynamique des dépenses)
- et la dimension plus générale et culturelle qui touche la politique publique, son efficacité, son efficience.
- Sur le sujet de la dimension financière, la Cour dresse trois constats : une dynamique budgétaire exceptionnelle, pour partie insoutenable et pour partie cachée par le mécénat
- “Exceptionnelle”. Entre 2000 et 2010, les dépenses budgétaires consacrées aux musées nationaux et à la politique muséale sont passées de 334 M€ à 528M€ (+58% en euros courants ; +34% en euros constants) et ont donc progressé 2x fois plus vite que le ministère et 3x fois plus que le budget de l’Etat. Peu de services publics peuvent se targuer d’un tel effort.
D’autant plus frappant que les recettes propres des musées ont augmenté, en particulier à cause de l’augmentation des tarifs de base : le taux de subvention s’échelonne entre 55% et 80%. - “Plus soutenable”. Les dépenses intègrent les crédits d’investissement. Les grands projets se succèdent et se renouvèlent : le Louvre n’a pas encore achevé le pavillon des arts d’Islam qu’il envisage une intervention sur les chrétientés d’Orient. 2010-2020, risque d’emballement : sur les dix dernières années, 500 millions d’euros de chantiers et pour les dix prochaines années 1milliards d’euros ! Dotation Abou Dabi : seulement 400 millions d’euros en capital. De plus, le mécénat s’est contracté au cours des deux dernières années. Risque d’impasse budgétaire car ces équipements auront un coût de fonctionnement : 50 emplois supplémentaires pour le musée Picasso et 40 pour le Louvre. Difficilement compatible avec les objectifs de maîtrise budgétaire. Les coûts sont en train de déraper.
- Dynamique cachée par le mécénat, qui entraîne mécaniquement des dépenses fiscales. La France est passée d’une déductibilité à une réduction de l’impôt dû. La déductibilité à l’américaine consiste à dire que le mécénat rentre dans l’objet social de l’entreprise. La réduction consiste à dire qu’il en sort. Il y a en fait deux régimes de mécénat. L’un est un mécénat spécifique qui touche aux acquisitions pour les musées : 90% de la valeur des dons est déductible et 5% de contreparties peuvent être rendues au donateur. L’autre est le dispositif de droit commun concerne les musées pour les expositions et activités culturelles (numéraire ou prestations) : 66% pour les particuliers ou 60% sur l’IS des entreprises (+20% de contreparties). Le 1er dispositif fait l’objet d’une prévision et est donc contrôlé par un mécanisme d’agrément ; pas le second. Les musées engagent donc des dépenses fiscales sans contrôle de l’administration centrale. La cour demande que le mécénat soit mieux chiffré et encadré : agrément au-delà d’un certain montant par les deux ministères ; évaluation contradictoire de la valeur des apports dans le cas des prestations en nature ; les reçus fiscaux ne devraient être délivrés qu’en regard d’un relevé des opérations certifié. Ces recommandations relèvent de la bonne gestion : exemple du chantier de Chambord (192k€ d’estimation, puis 1M€ via des prestations en nature).
- Que faire ? La Cour ne peut se prononcer sur le fond des politiques, mais doit relever que la liste des grands chantiers muséaux pose un problème de soutenabilité. La Cour ne peut préconiser une hausse supplémentaire des tarifs : la France est déjà dans le moyenne haute des tarifs d’entrée. La Cour se centre sur une politique d’efficience : politique des ressources humaines à maîtriser (forte croissance des emplois), introduction de progrès technologiques, activités annexes d’offres (édition, exposition, auditorium) qui devraient faire l’objet d’un objectif d’équilibre financier global. Les contreparties liées à la gratuité accordée aux moins de 18-25 ans et enseignants devraient être redéployées sur des actions ciblées vers les publics éloignés de la culture : les musées ont bénéficié de 19M€ de surcompensations liées à cette politique (40% des sommes versées).
- “Exceptionnelle”. Entre 2000 et 2010, les dépenses budgétaires consacrées aux musées nationaux et à la politique muséale sont passées de 334 M€ à 528M€ (+58% en euros courants ; +34% en euros constants) et ont donc progressé 2x fois plus vite que le ministère et 3x fois plus que le budget de l’Etat. Peu de services publics peuvent se targuer d’un tel effort.
- Sur le sujet des objectifs et résultats de la politique muséale, la Cour étudie 4 champs d’objectifs :
- Gestion de collections. Objectif partiellement atteint. Gestion des inventaires modernisée, procédure de recollement au point.
- Développement culturel. Objectif le plus largement atteint. 1 nouveau musée : Quai Branly. Tous les musées nationaux s’agrandissent. Acquisitions plus nombreuses et plus brillantes. Nombre d’expos temporaires multipliés par 3, publications par 2. L’art contemporain et le spectacle vivant font leur entrée dans les musées. Mais elle n’a pas été financée par une plus grande efficience des musées.
- Efficience budgétaire. Dès 2003, objectif exprimé en termes prudents, puis en 2006 avec des cibles de taux de ressources propres (43% en 2006, cible 46% en 2010). 2008, objectif de stabilisation ou réduction des volumes et proportions des subventions. Pas atteint, car les ressources propres se sont contractées à 39%. La hausse des tarifs et le développement du mécénat n’ont pas eu pour contrepartie une stabilisation et moins encore une modération des subventions de l’Etat : ils ont simplement dépensé davantage.
- Diversification des publics. La Cour souligne l’échec de la démocratisation culturelle. L’enregistrement de l’audition de Jean Pick n’intègre pas cette partie de son discours.
3 thoughts on “Cour des Comptes : les musées nationaux sur une tendance dépensière insoutenable”