Les Ambassadeurs d’Holbein : la genèse du film

Le lancement d’un DVD est toujours un moment de vérité excitant : Canal Educatif a déjà expédié de nombreux colis en France métropolitaine, au Canada, en Suisse, en Belgique, au Brésil, Wallis et Futuna, etc. Plus d’un tiers des commandes sont internationales ! Le film sur les Ambassadeurs d’HolbeinPeut-on braver la mort ? démarre donc sa diffusion sous de bons auspices.

Libéré de la pression de ce lancement, et de la préparation de cette édition, je peux donc consacrer un peu de temps pour réfléchir aux objectifs véritables de ce film, et aux raisons pour lesquelles je crois que nous avons besoin d’ouvrir la voie à d’autres films qui renouvellent le regard porté sur l’art.

Créer des films indépendants sur l’art : un débat nécessaire

Au travers de l’aventure de ce film, la question est de savoir pourquoi se battre pour faire exister des films “à côté” des commandes passées par les institutions sur leurs propres oeuvres ? ou à côté d’articles Wikipédia ? Pourquoi Canal Educatif reçoit-il le soutien de donateurs pour produire des films alors qu’on pourrait confortablement attendre que les institutions publiques s’en chargent ?

On pourrait répondre “à la Tocqueville“, comme dans notre film sur la Liberté guidant le Peuple : une démocratie vivante, c’est une démocratie où les citoyens s’associent et prennent en charge leur destin, avec le dessein d’interpréter leur propre culture, de la transformer, sans être relégués dans des “espaces communautaires” officiels. La démocratie culturelle, cela ne peut en effet pas être simplement un instant récréatif.

Mais il s’agirait d’une réponse trop générale : en France ce qui vient d’individus est suspecté d’être de moins bonne qualité scientifique, d’être orienté, etc. Bref : d’amateurisme. De plus, les initiatives privées ne feraient que “flatter” le public, elles manqueraient de sérieux, tandis que les institutions culturelles seraient du côté de la responsabilité, de l’exigence voire du côté de l’avant-garde.

C’est dans ce contexte que j’ai envie de raconter l’histoire du film Holbein, qui a valeur de manifeste : il ne s’agit pas simplement de montrer qu’une structure indépendante peut créer un film de bonne qualité et “sans erreur” (n’importe quel prestataire tâcheron sait faire cela en prenant des précautions), mais de chercher un “nouveau souffle” dans le domaine du film d’art, en se mettant vraiment au service du spectateur.

Le sujet des Ambassadeurs

Pour faire un film, il faut avoir un peu de distance critique avec son sujet. Tout part de là.

Les Ambassadeurs sont un tableau moins connu que la Liberté guidant le Peuple. Ils concernent un temps plus éloigné du nôtre. Le tableau n’a pas le statut “d’icône” de l’oeuvre de Delacroix. Pas davantage n’apparaît-t-il comme une oeuvre qui a révolutionné l’histoire de l’art.

Peut-être est-ce même un tableau de “mauvais goût” : on est attiré par l’anamorphose spectaculaire en bas (un gadget mathématique pour épater la galerie ?), par la taille du tableau et surtout par le niveau de détail vertigineux. Et souvent on en reste là : passé l’effet spectaculaire, on s’en va vaquer à d’autres occupations plus essentielles.

En faisant preuve d’un peu d’esprit malin, on pourrait donc voir les Ambassadeurs comme une “prouesse” d’artisan, qui peut laisser froid l’amateur d’art, qui y cherchera du “génie”. Autrement dit, on peut se demander si ce tableau n’est pas “vain”.

La question est-elle impertinente ? Est-ce être ennemi de l’art que de la poser  ? Pas du tout, si l’on considère ce qu’est fondamentalement ce tableau : une rencontre avec la mort, qui se produit à l’occasion d’une disparition du tableau. En effet, pour voir apparaître la mort, il faut regarder le tableau tellement de biais que tout le reste du tableau s’évanouit. Par construction, ce tableau pose la question de la vanité de la peinture.

Ce tableau est donc à la fois un piège et un délice pour le commentateur. Délice, parce qu’on peut facilement se complaire à l’énumération du sens symbolique des différents objets représentés dans l’oeuvre (c’est ce que fait très bien Wikipédia), piège parce que tout cette énumération ne permet pas de comprendre en quoi ce tableau est plus qu’un rébus de luxe… A titre d’exemple, il n’est ainsi pas un seul commentateur qui résiste au plaisir de nous dire que les objets de l’étagère symbolisent le quadrivium, 4 sciences mathématiques fondamentales au Moyen-Age, mais la plupart s’arrêtent là tout contents d’avoir mis un mot sur une chose. Pour que cela devienne intéressant, il faudrait par exemple expliquer pourquoi la musique est traitée comme une science…

Le choix de ce sujet sur les Ambassadeurs s’est donc imposé non pas tant pour éprouver la valeur d’un chef d’oeuvre, mais pour éprouver la qualité de notre propre regard. Si Holbein a eu le courage de mettre son propre art à l’épreuve de la mort, donc le courage de la réflexion, en va-t-il de même pour nous qui ne sommes pas artistes mais simples amateurs et dépositaires de son oeuvre ? Ne sommes-nous pas “plus royalistes que le roi” : après avoir décrypté le rébus, n’est-il pas temps de réfléchir ?

La force d’un film par rapport à n’importe quel article Wikipédia et n’importe quel livre, c’est qu’il ne peut se permettre d’intéresser les seuls spécialistes et zélateurs d’une oeuvre, car il coûte trop cher. On ne peut pas simplement énumérer des anecdotes sur Holbein ou sur les Ambassadeurs : on doit tenir une ligne dramatique.

Or, c’est là le problème des productions institutionnelles perfusées par les impôts, comme celles du Louvre : elles ne sont jamais problématisées ou elles posent de faux problèmes, qui ne mettent jamais en cause l’oeuvre d’art, et encore moins l’institution elle-même. L’oeuvre à la loupe sur la Joconde est un exemple de ce discours plat : l’intérêt du spectateur y est présupposé, on commence par nous expliquer qu’elle est peinte sur du bois de peuplier, etc sans prendre la moindre peine de justifier en quoi cette information est prioritaire, nécessaire, essentielle. Léonard de Vinci aurait-il considéré cela comme premier, peut-être n’aurait-il pas recouvert ce panneau de peinture au point de le “recouvrir” d’une image ? Cette démarche me fait penser à l’attitude de quelqu’un qui prendrait un billet pour un opéra et qui “ferait le malin” en s’installant du côté des coulisses : avant d’aller voir les poulies qui déplacent les décors, ne faut-il pas d’abord vivre l’expérience de la fiction telle que l’auteur l’a conçu ? De même, la valeur de Phèdre dépend-elle du papier sur lequel la pièce est imprimée ?

Disons le donc tout net : ce qui manque aujourd’hui cruellement, c’est de voir une “pensée” s’exercer sur les oeuvres d’art. Une pensée qui ferait honneur à un fait : une oeuvre d’art n’est pas simplement un “objet”, mais le fruit d’un esprit qui essaye, calcule, juge en fonction de l’obtention d’un effet sur d’autres esprits.

Traiter une oeuvre d’art comme simple “prétexte pédagogique” (pour apprendre par exemple ce qu’est l’échelle ou la perspective), c’est passer à côté de sa véritable nature et maintenir les spectateurs à un niveau scolaire. La véritable question n’est pas de donner des “outils” pour observer les oeuvres, mais de démontrer la véritable fécondité des outils : me permettent-ils de savoir quelles oeuvres sont plus intéressantes que d’autres ? me permettent-ils de juger si je dois accorder mon temps à visiter un musée plutôt qu’à une autre activité sérieuse ?

Ce que je critique donc c’est la conception étroite de l’autonomie du public, que se font ces institutions productrices : la limite de leur discours, c’est toujours le fond de commerce de l’institution lui-même. Ne jamais mettre en cause l’art, l’institution muséale, la sacro-sainte “visite”. Sous prétexte d’éducation, on finance en fait essentiellement des “modes d’emploi” de luxe en version multimédia.

C’est dans ce contexte qu’il faut veiller à l’existence d’une production audiovisuelle indépendante du regard des institutions muséales. Ou que les institutions muséales résolvent la contradiction qui est la leur lorsqu’elles se jettent à corps perdu dans la recherche de ressources propres, au risque d’oublier qu’elles sont dépositaires d’un bien public dont la nature est intentionnelle, et sur lequel il convient de poser avant tout un regard scientifique et critique. L’affaiblissement du regard critique au profit d’une conception étriquée de la pédagogie nie le fondement sur laquelle ces institutions sont assises.

La scénarisation du film

Prenons donc l’exemple de ce film sur Holbein. Une fois qu’on a l’ambition de faire réfléchir sur ce tableau, comment s’y prendre ? D’abord en prenant au sérieux ce que l’on a sous les yeux.

J’ai d’abord pensé qu’il fallait dramatiser l’idée centrale du tableau, c’est à dire celle d’une rencontre avec la mort. En un sens, cette confrontation est une folie, un combat perdu d’avance, et pourtant les deux Ambassadeurs semblent plein d’assurance. L’enjeu du film et d’un regard sur ce tableau, c’est de prendre au sérieux la question suivante : comment peut-on braver la mort ?

Le danger de cette question, c’est de n’y répondre que dans un seul sens et donc d’ennuyer. C’est l’écueil que j’ai souvent rencontré dans les commentaires existants sur cette oeuvre, qui se contentent de répéter la même idée. On réduit trop facilement les Ambassadeurs à une “vanité” portée à un niveau hyper-spectaculaire. On projete ainsi une vision purement dépressive de la vie, qui ne colle pas du tout avec l’esprit du tableau qui est fait de mouvement (le mouvement du spectateur autour de l’oeuvre), de couleurs éclatantes et de sentiment de “solidité”.

Le scénario est habité par cette conviction que le tableau n’est pas une oeuvre de contrition ou un manifeste d’ascétisme. Il ne s’agit pas simplement d’affirmer un discours sur la vanité de toutes choses : il n’est pas possible qu’il ne s’agisse “que” de cela.

C’est là que le scénario a véritablement commencé à devenir intéressant, parce le tableau devenait profondément original : ce n’était plus le lieu de vaines prouesses artistiques, mais le lieu où un problème plus vaste trouvait une réponse artistique. Le tableau correspond à un moment où deux diplomates et un artiste se sentent capables d’affirmer que leur art n’est pas simplement balayé par la mort comme d’autres vanités, mais que leur activité doit être célébrée comme au service de la vie.

C’est donc selon ce schéma que s’est mis en place le plan du film :

  1. une première partie qui montre la folie de cette rencontre avec la mort, son côté classique mais aussi ironique, et enfin l’idée que ce tableau a quelque chose de plus qu’un tableau religieux ;
  2. une seconde partie sur l’invention d’une nouvelle religion (ou plus modérément : de nouvelles valeurs), celle de la politique et de l’Etat où les Ambassadeurs se posent non pas en simples représentants de dieu sur terre, mais en tant qu’acteurs efficaces d’un jeu de guerre et paix ;
  3. une troisième partie sur la manière dont l’art d’Holbein acquiert lui-aussi son autonomie, et ose lui-aussi “affronter la mort”.

Bien entendu ces intuitions ne suffisent pas à faire le scénario : il s’appuie par exemple sur les travaux lumineux de Peter Parshall sur les images de la mort (édité par la National Gallery), une formidable synthèse également éditée par le musée dans la série Making & Meaning.

Dès lors qu’on fixe le cap d’une réflexion critique sur l’art, on trouve donc sans difficulté -particulièrement dans le monde anglo-saxon- des réflexions scientifiques de chercheurs qui s’inscrivent dans cette ambition.  Mais il est clair qu’il faut vouloir cette “réflexion critique” dès le commencement d’une production audiovisuelle si l’on veut “voir” toute cette production critique. C’est là le point qui manque aujourd’hui le plus en France : le discours est de plus en plus conditionné par le besoin de révérer l’art et de développer une “économie de la culture”. Mais cette révérence est à l’opposé de “l’esprit” même qui a permis aux oeuvres d’art d’exister : celui d’un jugement critique aiguisé.

De même qu’il existe un développement durable dans l’économie générale, de même faut-il développer une économie de la culture plus durable au sens où elle ne cherche pas simplement à conserver l’art comme “objet” (c’est la tâche de conservation la plus essentielle), mais comme esprit. Et sans doute ce dernier point est-il trop important pour être laissé à la seule charge des institutions culturelles.

Un débat difficile à faire exister

Une confirmation de cette gêne des institutions peut s’illustrer au travers d’un exemple anecdotique.

Une avant-première était prévue en décembre à l’INHA, où je désirais inviter une artiste ayant travaillé de façon un peu provoquante sur les Ambassadeurs (Isabelle et Dominique par Dany Leriche, section “portraits sous influence”), pour participer au débat avec des historiens de l’art. Mais l’organisation m’a dit abruptement qu’elle était persona non grata, sans qu’on m’en communique les raisons.

J’espérais aussi qu’un festival d’histoire de l’art, organisé par la même institution publique et financé par le Ministère de la Culture, aurait pu être l’occasion d’un débat : on est en effet censé y fêter Erasme et l‘Eloge de la Folie, qui est cité dans le film sur les Ambassadeurs et qu’Holbein a illustré.

Mais un tel festival destiné aux gens du sérail n’aurait sans doute pas été l’occasion de dépasser les questions spécialisées. On aurait certes pu montrer que Les Ambassadeurs (1533) incarnent bien une nouvelle morale, opposée au faux bonheur dénoncé par l’Eloged’Erasme (1511), et placé sous le régime de ce que Pascal appellera le “divertissement”. Encore une fois, en placant la vie humaine au crible de la mort, Holbein et ses commanditaires cherchent à isoler ce qui peut lui résister à défaut de la vaincre : la foi, l’exercice d’une bonne diplomatie et enfin un art qui est spirituel en mettant nos âmes en mouvement. Si la folie gouverne le monde, on ne peut plus s’en remettre seulement à la foi : il faut chercher secours du côté de nouvelles valeurs, fondées à l’aune de la raison et de l’expérience terrestre…

Tout le monde a donc aux lèvres les mots d’éducation et de pédagogie, mais il existe dans le monde de l’histoire de l’art français un esprit de chapelle et de clocher qu’il convient de dépasser. C’est l’enjeu d’Internet de parvenir à rassembler des hommes et des femmes de talents qui reconnaissent qu’il y a plus de choses à dire sur l’art que ce que les institutions culturelles peuvent en dire.

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