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Cour des Comptes : les musées nationaux sur une tendance dépensière insoutenable

” Dans les sociétés démocratiques, l’imagination des hommes se resserre quand ils songent à eux-mêmes; elle s’étend indéfiniment quand ils pensent à l’État. Il arrive de là que les mêmes hommes qui vivent petitement dans d’étroites demeures visent souvent au gigantesque dès qu’il s’agit des monuments publics. ” Tocqueville, de la Démocratie en Amérique, t.II, chap 12.

Voici une synthèse de la récente audition de Jean Picq concernant le Rapport de la Cour des Comptes sur la dérive budgétaire de la politique muséale française. Celle-ci démontre que l’autonomie des établissements culturels s’est paradoxalement accompagnée d’une diminution de la part de leurs ressources propres : ainsi, le développement du mécénat et l’augmentation des tarifs d’entrée s’est accompagnée de dépenses encore supérieures, et donc par une contribution toujours plus importante de l’Etat à la fois en valeur absolue et en valeur relative. Cette réalité budgétaire est d’autant plus préoccupante que la diversité des publics des musées ne cesse de se réduire : l’accroissement de l’offre culturelle (expositions, publications, etc) bénéficie à un public d’amateurs multi-consommateurs, la part générale de la population ne venant jamais au musée s’accroissant parallèlement à l’augmentation globale des entrées.

Cette analyse montre les graves contradictions auxquelles s’exposent les établissements culturels publics. D’un côté, ils sont poussés à considérer le patrimoine public dont ils ont la charge comme un “fond de commerce” à valoriser économiquement, et donc à se comporter comme des entités privées à but lucratif ; de l’autre, ils bénéficient de l’appui budgétaire croissant d’un Etat qui se soucie surtout de mener une “politique industrielle de la culture” via un soutien concentré sur ses “champions nationaux”, ce qui conduit à limiter la concurrence, l’innovation et la diversité de l’offre culturelle. L’exception culturelle, justifiée par des objectifs de démocratisation ou de diversité culturelle, scie donc la branche sur laquelle elle est assise : elle devient l’instrument d’une politique industrielle colbertiste.

Une telle politique centrée sur des champions, comme le rappelle Tocqueville, peut donner l’illusion de la force et de la puissance, et présente certainement un caractère flatteur pour les acteurs publics qui jouent au mécano industriel. Son inconvénient est qu’il sape le développement de petites et moyennes structures innovantes, plus occupées à devenir les prestataires des grands établissements plutôt qu’à porter une analyse originale sur les besoins du public et les enjeux culturels. Faute d’avoir développé un tissu d’associations et d’entreprises complémentaires des acteurs publics, la France offre donc un boulevard aux pays qui ayant soumis leurs institutions culturelles à un régime plus frugal, ont été à l’initiative de grands acteurs transversaux de la culture comme la fondation Wikipédia ou les entreprises Apple et Google.

Comme le souligne la Cour, la concentration des fonds publics vers les musées nationaux n’est pas soutenable : avec la diminution de ces subsides, les établissements seront probablement incités à se recentrer sur leurs missions fondamentales (la gestion des collections), à tenter d’établir des barrières à l’entrée concernant l’exploitation des images des oeuvres qu’elles détiennent (pour en augmenter la valeur), et à déléguer une part croissante de leur valeur aux entreprises internationales qui auront elles les reins assez solides pour exploiter leurs contenus.

Les points-clés de l’audition de Jean Pick (compte-rendu fidèle)

L’intérêt du travail de la Cour des Comptes, selon Jean Pick, est que son point de vue ne porte pas sur la politique de tel ou tel musée, mais sur « la politique publique des musées nationaux » : il s’agit d’en chiffrer le coût et d’en apprécier les résultats au vu des objectifs fixés notamment dans les lois de finances successives.

Deux aspects sont donc plus particulièrement évoqués :

  1. la dimension financière (dynamique des dépenses)
  2. et la dimension plus générale et culturelle qui touche la politique publique, son efficacité, son efficience.
  • Sur le sujet de la dimension financière, la Cour dresse trois constats : une dynamique budgétaire exceptionnelle, pour partie insoutenable et pour partie cachée par le mécénat
    • “Exceptionnelle”. Entre 2000 et 2010, les dépenses budgétaires consacrées aux musées nationaux et à la politique muséale sont passées de 334 M€ à 528M€ (+58% en euros courants ; +34% en euros constants) et ont donc progressé 2x fois plus vite que le ministère et 3x fois plus que le budget de l’Etat. Peu de services publics peuvent se targuer d’un tel effort.
      D’autant plus frappant que les recettes propres des musées ont augmenté, en particulier à cause de l’augmentation des tarifs de base : le taux de subvention s’échelonne entre 55% et 80%.
    • “Plus soutenable”. Les dépenses intègrent les crédits d’investissement. Les grands projets se succèdent et se renouvèlent : le Louvre n’a pas encore achevé le pavillon des arts d’Islam qu’il envisage une intervention sur les chrétientés d’Orient. 2010-2020, risque d’emballement : sur les dix dernières années, 500 millions d’euros de chantiers et pour les dix prochaines années 1milliards d’euros ! Dotation Abou Dabi : seulement 400 millions d’euros en capital. De plus, le mécénat s’est contracté au cours des deux dernières années. Risque d’impasse budgétaire car ces équipements auront un coût de fonctionnement : 50 emplois supplémentaires pour le musée Picasso et 40 pour le Louvre. Difficilement compatible avec les objectifs de maîtrise budgétaire. Les coûts sont en train de déraper.
    • Dynamique cachée par le mécénat, qui entraîne mécaniquement des dépenses fiscales. La France est passée d’une déductibilité à une réduction de l’impôt dû. La déductibilité à l’américaine consiste à dire que le mécénat rentre dans l’objet social de l’entreprise. La réduction consiste à dire qu’il en sort. Il y a en fait deux régimes de mécénat. L’un est un mécénat spécifique qui touche aux acquisitions pour les musées : 90% de la valeur des dons est déductible et 5% de contreparties peuvent être rendues au donateur. L’autre est le dispositif de droit commun concerne les musées pour les expositions et activités culturelles (numéraire ou prestations) : 66% pour les particuliers ou 60% sur l’IS des entreprises (+20% de contreparties). Le 1er dispositif fait l’objet d’une prévision et est donc contrôlé par un mécanisme d’agrément ; pas le second. Les musées engagent donc des dépenses fiscales sans contrôle de l’administration centrale. La cour demande que le mécénat soit mieux chiffré et encadré : agrément au-delà d’un certain montant par les deux ministères ; évaluation contradictoire de la valeur des apports dans le cas des prestations en nature ; les reçus fiscaux ne devraient être délivrés qu’en regard d’un relevé des opérations certifié. Ces recommandations relèvent de la bonne gestion : exemple du chantier de Chambord (192k€ d’estimation, puis 1M€ via des prestations en nature).
    • Que faire ? La Cour ne peut se prononcer sur le fond des politiques, mais doit relever que la liste des grands chantiers muséaux pose un problème de soutenabilité. La Cour ne peut préconiser une hausse supplémentaire des tarifs : la France est déjà dans le moyenne haute des tarifs d’entrée. La Cour se centre sur une politique d’efficience : politique des ressources humaines à maîtriser (forte croissance des emplois), introduction de progrès technologiques, activités annexes d’offres (édition, exposition, auditorium) qui devraient faire l’objet d’un objectif d’équilibre financier global. Les contreparties liées à la gratuité accordée aux moins de 18-25 ans et enseignants devraient être redéployées sur des actions ciblées vers les publics éloignés de la culture : les musées ont bénéficié de 19M€ de surcompensations liées à cette politique (40% des sommes versées).
  • Sur le sujet des objectifs et résultats de la politique muséale, la Cour étudie 4 champs d’objectifs :
    • Gestion de collections. Objectif partiellement atteint. Gestion des inventaires modernisée, procédure de recollement au point.
    • Développement culturel. Objectif le plus largement atteint. 1 nouveau musée : Quai Branly. Tous les musées nationaux s’agrandissent. Acquisitions plus nombreuses et plus brillantes. Nombre d’expos temporaires multipliés par 3, publications par 2. L’art contemporain et le spectacle vivant font leur entrée dans les musées. Mais elle n’a pas été financée par une plus grande efficience des musées.
    • Efficience budgétaire. Dès 2003, objectif exprimé en termes prudents, puis en 2006 avec des cibles de taux de ressources propres (43% en 2006, cible 46% en 2010). 2008, objectif de stabilisation ou réduction des volumes et proportions des subventions. Pas atteint, car les ressources propres se sont contractées à 39%. La hausse des tarifs et le développement du mécénat n’ont pas eu pour contrepartie une stabilisation et moins encore une modération des subventions de l’Etat : ils ont simplement dépensé davantage.
    • Diversification des publics. La Cour souligne l’échec de la démocratisation culturelle. L’enregistrement de l’audition de Jean Pick n’intègre pas cette partie de son discours.

Des vidéos d’histoire des sciences

Les vidéos ludiques de vulgarisation sont souvent un peu creuses et fleurent bon le “ludo éducatif” des années 80 : elles comportent généralement plus de petits effets (les “bells and whistles” comme disent les Anglais) que de connaissances… et condamnent la vidéo éducative à demeurer un “sous-genre”.

Il n’en reste pas moins que certaines d’entre elles sont spirituelles et chatouillent notre curiosité. C’est le cas de cette série de films de sensibilisation à l’histoire des sciences pleins d’humour.

Les Ambassadeurs d’Holbein : la genèse du film

Le lancement d’un DVD est toujours un moment de vérité excitant : Canal Educatif a déjà expédié de nombreux colis en France métropolitaine, au Canada, en Suisse, en Belgique, au Brésil, Wallis et Futuna, etc. Plus d’un tiers des commandes sont internationales ! Le film sur les Ambassadeurs d’HolbeinPeut-on braver la mort ? démarre donc sa diffusion sous de bons auspices.

Libéré de la pression de ce lancement, et de la préparation de cette édition, je peux donc consacrer un peu de temps pour réfléchir aux objectifs véritables de ce film, et aux raisons pour lesquelles je crois que nous avons besoin d’ouvrir la voie à d’autres films qui renouvellent le regard porté sur l’art.

Créer des films indépendants sur l’art : un débat nécessaire

Au travers de l’aventure de ce film, la question est de savoir pourquoi se battre pour faire exister des films “à côté” des commandes passées par les institutions sur leurs propres oeuvres ? ou à côté d’articles Wikipédia ? Pourquoi Canal Educatif reçoit-il le soutien de donateurs pour produire des films alors qu’on pourrait confortablement attendre que les institutions publiques s’en chargent ?

On pourrait répondre “à la Tocqueville“, comme dans notre film sur la Liberté guidant le Peuple : une démocratie vivante, c’est une démocratie où les citoyens s’associent et prennent en charge leur destin, avec le dessein d’interpréter leur propre culture, de la transformer, sans être relégués dans des “espaces communautaires” officiels. La démocratie culturelle, cela ne peut en effet pas être simplement un instant récréatif.

Mais il s’agirait d’une réponse trop générale : en France ce qui vient d’individus est suspecté d’être de moins bonne qualité scientifique, d’être orienté, etc. Bref : d’amateurisme. De plus, les initiatives privées ne feraient que “flatter” le public, elles manqueraient de sérieux, tandis que les institutions culturelles seraient du côté de la responsabilité, de l’exigence voire du côté de l’avant-garde.

C’est dans ce contexte que j’ai envie de raconter l’histoire du film Holbein, qui a valeur de manifeste : il ne s’agit pas simplement de montrer qu’une structure indépendante peut créer un film de bonne qualité et “sans erreur” (n’importe quel prestataire tâcheron sait faire cela en prenant des précautions), mais de chercher un “nouveau souffle” dans le domaine du film d’art, en se mettant vraiment au service du spectateur.

Le sujet des Ambassadeurs

Pour faire un film, il faut avoir un peu de distance critique avec son sujet. Tout part de là.

Les Ambassadeurs sont un tableau moins connu que la Liberté guidant le Peuple. Ils concernent un temps plus éloigné du nôtre. Le tableau n’a pas le statut “d’icône” de l’oeuvre de Delacroix. Pas davantage n’apparaît-t-il comme une oeuvre qui a révolutionné l’histoire de l’art.

Peut-être est-ce même un tableau de “mauvais goût” : on est attiré par l’anamorphose spectaculaire en bas (un gadget mathématique pour épater la galerie ?), par la taille du tableau et surtout par le niveau de détail vertigineux. Et souvent on en reste là : passé l’effet spectaculaire, on s’en va vaquer à d’autres occupations plus essentielles.

En faisant preuve d’un peu d’esprit malin, on pourrait donc voir les Ambassadeurs comme une “prouesse” d’artisan, qui peut laisser froid l’amateur d’art, qui y cherchera du “génie”. Autrement dit, on peut se demander si ce tableau n’est pas “vain”.

La question est-elle impertinente ? Est-ce être ennemi de l’art que de la poser  ? Pas du tout, si l’on considère ce qu’est fondamentalement ce tableau : une rencontre avec la mort, qui se produit à l’occasion d’une disparition du tableau. En effet, pour voir apparaître la mort, il faut regarder le tableau tellement de biais que tout le reste du tableau s’évanouit. Par construction, ce tableau pose la question de la vanité de la peinture.

Ce tableau est donc à la fois un piège et un délice pour le commentateur. Délice, parce qu’on peut facilement se complaire à l’énumération du sens symbolique des différents objets représentés dans l’oeuvre (c’est ce que fait très bien Wikipédia), piège parce que tout cette énumération ne permet pas de comprendre en quoi ce tableau est plus qu’un rébus de luxe… A titre d’exemple, il n’est ainsi pas un seul commentateur qui résiste au plaisir de nous dire que les objets de l’étagère symbolisent le quadrivium, 4 sciences mathématiques fondamentales au Moyen-Age, mais la plupart s’arrêtent là tout contents d’avoir mis un mot sur une chose. Pour que cela devienne intéressant, il faudrait par exemple expliquer pourquoi la musique est traitée comme une science…

Le choix de ce sujet sur les Ambassadeurs s’est donc imposé non pas tant pour éprouver la valeur d’un chef d’oeuvre, mais pour éprouver la qualité de notre propre regard. Si Holbein a eu le courage de mettre son propre art à l’épreuve de la mort, donc le courage de la réflexion, en va-t-il de même pour nous qui ne sommes pas artistes mais simples amateurs et dépositaires de son oeuvre ? Ne sommes-nous pas “plus royalistes que le roi” : après avoir décrypté le rébus, n’est-il pas temps de réfléchir ?

La force d’un film par rapport à n’importe quel article Wikipédia et n’importe quel livre, c’est qu’il ne peut se permettre d’intéresser les seuls spécialistes et zélateurs d’une oeuvre, car il coûte trop cher. On ne peut pas simplement énumérer des anecdotes sur Holbein ou sur les Ambassadeurs : on doit tenir une ligne dramatique.

Or, c’est là le problème des productions institutionnelles perfusées par les impôts, comme celles du Louvre : elles ne sont jamais problématisées ou elles posent de faux problèmes, qui ne mettent jamais en cause l’oeuvre d’art, et encore moins l’institution elle-même. L’oeuvre à la loupe sur la Joconde est un exemple de ce discours plat : l’intérêt du spectateur y est présupposé, on commence par nous expliquer qu’elle est peinte sur du bois de peuplier, etc sans prendre la moindre peine de justifier en quoi cette information est prioritaire, nécessaire, essentielle. Léonard de Vinci aurait-il considéré cela comme premier, peut-être n’aurait-il pas recouvert ce panneau de peinture au point de le “recouvrir” d’une image ? Cette démarche me fait penser à l’attitude de quelqu’un qui prendrait un billet pour un opéra et qui “ferait le malin” en s’installant du côté des coulisses : avant d’aller voir les poulies qui déplacent les décors, ne faut-il pas d’abord vivre l’expérience de la fiction telle que l’auteur l’a conçu ? De même, la valeur de Phèdre dépend-elle du papier sur lequel la pièce est imprimée ?

Disons le donc tout net : ce qui manque aujourd’hui cruellement, c’est de voir une “pensée” s’exercer sur les oeuvres d’art. Une pensée qui ferait honneur à un fait : une oeuvre d’art n’est pas simplement un “objet”, mais le fruit d’un esprit qui essaye, calcule, juge en fonction de l’obtention d’un effet sur d’autres esprits.

Traiter une oeuvre d’art comme simple “prétexte pédagogique” (pour apprendre par exemple ce qu’est l’échelle ou la perspective), c’est passer à côté de sa véritable nature et maintenir les spectateurs à un niveau scolaire. La véritable question n’est pas de donner des “outils” pour observer les oeuvres, mais de démontrer la véritable fécondité des outils : me permettent-ils de savoir quelles oeuvres sont plus intéressantes que d’autres ? me permettent-ils de juger si je dois accorder mon temps à visiter un musée plutôt qu’à une autre activité sérieuse ?

Ce que je critique donc c’est la conception étroite de l’autonomie du public, que se font ces institutions productrices : la limite de leur discours, c’est toujours le fond de commerce de l’institution lui-même. Ne jamais mettre en cause l’art, l’institution muséale, la sacro-sainte “visite”. Sous prétexte d’éducation, on finance en fait essentiellement des “modes d’emploi” de luxe en version multimédia.

C’est dans ce contexte qu’il faut veiller à l’existence d’une production audiovisuelle indépendante du regard des institutions muséales. Ou que les institutions muséales résolvent la contradiction qui est la leur lorsqu’elles se jettent à corps perdu dans la recherche de ressources propres, au risque d’oublier qu’elles sont dépositaires d’un bien public dont la nature est intentionnelle, et sur lequel il convient de poser avant tout un regard scientifique et critique. L’affaiblissement du regard critique au profit d’une conception étriquée de la pédagogie nie le fondement sur laquelle ces institutions sont assises.

La scénarisation du film

Prenons donc l’exemple de ce film sur Holbein. Une fois qu’on a l’ambition de faire réfléchir sur ce tableau, comment s’y prendre ? D’abord en prenant au sérieux ce que l’on a sous les yeux.

J’ai d’abord pensé qu’il fallait dramatiser l’idée centrale du tableau, c’est à dire celle d’une rencontre avec la mort. En un sens, cette confrontation est une folie, un combat perdu d’avance, et pourtant les deux Ambassadeurs semblent plein d’assurance. L’enjeu du film et d’un regard sur ce tableau, c’est de prendre au sérieux la question suivante : comment peut-on braver la mort ?

Le danger de cette question, c’est de n’y répondre que dans un seul sens et donc d’ennuyer. C’est l’écueil que j’ai souvent rencontré dans les commentaires existants sur cette oeuvre, qui se contentent de répéter la même idée. On réduit trop facilement les Ambassadeurs à une “vanité” portée à un niveau hyper-spectaculaire. On projete ainsi une vision purement dépressive de la vie, qui ne colle pas du tout avec l’esprit du tableau qui est fait de mouvement (le mouvement du spectateur autour de l’oeuvre), de couleurs éclatantes et de sentiment de “solidité”.

Le scénario est habité par cette conviction que le tableau n’est pas une oeuvre de contrition ou un manifeste d’ascétisme. Il ne s’agit pas simplement d’affirmer un discours sur la vanité de toutes choses : il n’est pas possible qu’il ne s’agisse “que” de cela.

C’est là que le scénario a véritablement commencé à devenir intéressant, parce le tableau devenait profondément original : ce n’était plus le lieu de vaines prouesses artistiques, mais le lieu où un problème plus vaste trouvait une réponse artistique. Le tableau correspond à un moment où deux diplomates et un artiste se sentent capables d’affirmer que leur art n’est pas simplement balayé par la mort comme d’autres vanités, mais que leur activité doit être célébrée comme au service de la vie.

C’est donc selon ce schéma que s’est mis en place le plan du film :

  1. une première partie qui montre la folie de cette rencontre avec la mort, son côté classique mais aussi ironique, et enfin l’idée que ce tableau a quelque chose de plus qu’un tableau religieux ;
  2. une seconde partie sur l’invention d’une nouvelle religion (ou plus modérément : de nouvelles valeurs), celle de la politique et de l’Etat où les Ambassadeurs se posent non pas en simples représentants de dieu sur terre, mais en tant qu’acteurs efficaces d’un jeu de guerre et paix ;
  3. une troisième partie sur la manière dont l’art d’Holbein acquiert lui-aussi son autonomie, et ose lui-aussi “affronter la mort”.

Bien entendu ces intuitions ne suffisent pas à faire le scénario : il s’appuie par exemple sur les travaux lumineux de Peter Parshall sur les images de la mort (édité par la National Gallery), une formidable synthèse également éditée par le musée dans la série Making & Meaning.

Dès lors qu’on fixe le cap d’une réflexion critique sur l’art, on trouve donc sans difficulté -particulièrement dans le monde anglo-saxon- des réflexions scientifiques de chercheurs qui s’inscrivent dans cette ambition.  Mais il est clair qu’il faut vouloir cette “réflexion critique” dès le commencement d’une production audiovisuelle si l’on veut “voir” toute cette production critique. C’est là le point qui manque aujourd’hui le plus en France : le discours est de plus en plus conditionné par le besoin de révérer l’art et de développer une “économie de la culture”. Mais cette révérence est à l’opposé de “l’esprit” même qui a permis aux oeuvres d’art d’exister : celui d’un jugement critique aiguisé.

De même qu’il existe un développement durable dans l’économie générale, de même faut-il développer une économie de la culture plus durable au sens où elle ne cherche pas simplement à conserver l’art comme “objet” (c’est la tâche de conservation la plus essentielle), mais comme esprit. Et sans doute ce dernier point est-il trop important pour être laissé à la seule charge des institutions culturelles.

Un débat difficile à faire exister

Une confirmation de cette gêne des institutions peut s’illustrer au travers d’un exemple anecdotique.

Une avant-première était prévue en décembre à l’INHA, où je désirais inviter une artiste ayant travaillé de façon un peu provoquante sur les Ambassadeurs (Isabelle et Dominique par Dany Leriche, section “portraits sous influence”), pour participer au débat avec des historiens de l’art. Mais l’organisation m’a dit abruptement qu’elle était persona non grata, sans qu’on m’en communique les raisons.

J’espérais aussi qu’un festival d’histoire de l’art, organisé par la même institution publique et financé par le Ministère de la Culture, aurait pu être l’occasion d’un débat : on est en effet censé y fêter Erasme et l‘Eloge de la Folie, qui est cité dans le film sur les Ambassadeurs et qu’Holbein a illustré.

Mais un tel festival destiné aux gens du sérail n’aurait sans doute pas été l’occasion de dépasser les questions spécialisées. On aurait certes pu montrer que Les Ambassadeurs (1533) incarnent bien une nouvelle morale, opposée au faux bonheur dénoncé par l’Eloged’Erasme (1511), et placé sous le régime de ce que Pascal appellera le “divertissement”. Encore une fois, en placant la vie humaine au crible de la mort, Holbein et ses commanditaires cherchent à isoler ce qui peut lui résister à défaut de la vaincre : la foi, l’exercice d’une bonne diplomatie et enfin un art qui est spirituel en mettant nos âmes en mouvement. Si la folie gouverne le monde, on ne peut plus s’en remettre seulement à la foi : il faut chercher secours du côté de nouvelles valeurs, fondées à l’aune de la raison et de l’expérience terrestre…

Tout le monde a donc aux lèvres les mots d’éducation et de pédagogie, mais il existe dans le monde de l’histoire de l’art français un esprit de chapelle et de clocher qu’il convient de dépasser. C’est l’enjeu d’Internet de parvenir à rassembler des hommes et des femmes de talents qui reconnaissent qu’il y a plus de choses à dire sur l’art que ce que les institutions culturelles peuvent en dire.

Google Art Project : les images d’oeuvres d’art deviennent des commodités !

Google Art Project propose une série d’oeuvres d’art à voir en haute résolution, à l’image de cette collection de détails du tableau des Ambassadeurs, sélectionnés par la charmante équipe de CED.

En quoi cela intéresse-t-il les producteurs et éducateurs ?

  1. Tout d’abord, cela montre le sens de l’histoire : les images de peintures du domaine public sont en train de devenir des biens publics. D’habitude sur les sites des musées on inflige aux internautes des versions réduites ou “watermarquées”. Dans le cas du Google Art Project, même si les images sont théoriquement copyrightées et protégées contre le téléchargement, on sent bien que le temps des “astuces” est terminé : chacun peut accéder à des images de très haute qualité.
  2. Remarque 2. On s’ennuie vite dans les galeries de musées reproduites ad nauseam : passé le petit frisson de la découverte, on éprouve le besoin d’aller plus loin. Donner du sens à ce que l’on voit, et peut-être même aller au-delà de la contingence des accrochages de musées et de la formation de leurs collections. Internet offre au contraire la possibilité de créer ses propres accrochages, de transcender les frontières arbitraires entre institutions.
  3. Remarque 3. Si des images de très haute qualité deviennent accessibles de plus en plus facilement sur Internet, cela signifie que ce n’est déjà plus le sujet du moment. Le vrai sujet c’est de donner sens à toute cette masse de contenus bruts, d’interpréter, de raconter des histoires…

Le Président et Banksy : deux docus pensants

Intéressé par le statut de l’art et par Machiavel, je ne pouvais manquer les deux documentaires Le Président (consacré à la campagne d’un célèbre homme politique local) et Faites le mur de l’artiste Banksy.

Sans être des films éducatifs, pourquoi ces deux films ont-ils un intérêt pour nos esprits et donc pour ce blog consacré aux “contenus pensants” ?

En ce qui concerne Faites le mur, la bande-annonce française est trompeuse : loin d’être un film sur le street art, il s’agit plutôt d’étudier l’évolution d’un “groupie” (Thierry Guetta), qui suit et filme fébrilement une série d’artistes underground. Banksy, le plus prestigieux d’entre eux, est la dernière conquête à ajouter à son tableau de chasse.

Outre la question de savoir si l’on peut vivre par procuration, on peut surtout voir comment le plus grand fanatisme à propos de l’art peut s’accompagner de la plus grande mécompréhension de celui-ci. Car le “fan” montre qu’il est un bien piètre “amateur” : à la faveur de l’envolée de la cote de ses anciens amis, il quitte les petites joies de la clandestinité et de la rébellion, s’engouffre dans la brèche et décide à son tour de devenir un artiste, en faisant du pop-art à la chaîne et en appliquant toutes les recettes de com’ possibles. La police rivale hier devient utile pour contenir les fauteurs de trouble dans une grande exposition trendy organisée à Los Angeles.

Un de mes vieux manuels de philosophie faisait comprendre la différence entre le “style” des véritables artistes et la “manière” que se contentent de copier les suiveurs, de façon plus ou moins systématique. Dans ce manuel, le camp du bien était incarné par de La Tour et le camp de la manière par Caravage et les caravagesques !

Quoi qu’on puisse penser des deux exemples précités, le film de Banksy est un moyen plus direct et plus cru de voir une “pure manière” à côté d’artistes qui cherchent à se définir un style. Il fait également réfléchir sur le degré d’appréciation des oeuvres d’art, non pas simplement du public, mais des acheteurs : car Brainwash alias Thierry Guetta a bien évidemment un certain succès auprès du public bobo trop content d’être invité à ce qu’il tient pour être l’événement “où il faut être”, celui qui permettra d’assister en direct à la naissance d’un artiste majeur qui se dote immédiatement de tous les moyens d’un grand (lieu d’exposition immense, factory avec jeunes artistes payés à la journée, etc)… et le film donne même à voir l’oeuvre de Banksy chez une riche américaine qui ne comprend rien à l’art, tant elle se contente seulement d’accumuler des “signatures”, des prix… et surtout d’acheter la même chose que ses copines qui ont des Klee ou des Warhols chez elles.

Le plus intéressant ce n’est donc pas de réfléchir sur les “vrais” et “faux” artistes, mais de réfléchir à la nature de la demande pour l’art : en quoi exigeons-nous plus d’une visite au Louvre ou au Centre Pompidou que ce qui verrait notre collectionneuse ou un Thierry Guetta ? Et en quoi consiste ce “plus” : que reste-t-il de notre appréciation de l’art quand on y a ôté tout ce qui est non artistique ? Le plaisir de raconter qu’on a été à l’exposition qui compte en ce moment, le plaisir de s’associer à une “vie d’artiste” que nous n’avons pas, le plaisir de raconter une anecdote dans une conversation, etc ? Loin d’êtres tristes, ces raisons d’appréciations “extérieures au goût” forment une surface toujours changeante et variée selon la mode et les époques : c’est en quelques sortes la trame de ce film.

Je reviendrai plus tard sur le Président : un autre délice sur les Machiavels de collectivités territoriales… et sur l’insondable fatuité des petits publicitaires de province qui “font” les élections en espérant qu’on leur confie un jour un “vrai produit” avec un vrai budget, alors qu’il faut se contenter pour l’instant d’attendre les dividendes d’une élection…

Bonne année 2011 – Happy New Year

La provocation reste très modérée, mais cette année j’ai voulu trancher avec le style “carte de voeux Unicef“.

On l’oublie trop souvent mais l’éducation ce ne sont pas les “bons sentiments”, ce n’est pas la somme de toutes les “belles causes” sur lesquelles on aimerait “communiquer” auprès des “d’jeuns”.

L’Education c’est avant tout ce qui, dans le sens le plus structurel, rend l’esprit plus libre. Or, un esprit libre est capable de réfléchir sur tout, y compris ce qui n’est pas mignon, ni gentil, à l’image de cette vision de l’enfer peinte par Jérôme Bosch. On ne saurait d’ailleurs la regarder aujourd’hui trop “au premier degré” : qui croit encore à cet Enfer ?

Je relisais récemment à une toute jeune fille l’histoire de Thésée et du Minotaure. Guère “politiquement correct” cette histoire qui commence par des hommes dévorés, se termine par le suicide d’un père en passant par l’oubli d’un serment d’amour !

L’Education n’a donc pas à imiter la communication traditionnelle des produits grande consommation en promettant une suite continue de petits plaisirs. Ecoute-t-on seulement de la musique pour se mettre en forme le matin ? Regarde-t-on des tableaux seulement pour être réconforté ? L’Education, à l’image de la littérature et de l’art, exerce l’esprit y compris en lui donnant l’habitude de prendre du plaisir à ce qui est contradictoire, problématique, non rassurant.

“Why top students don’t want to teach” : le cas Education vu par McKinsey

L’un des titres de ce rapport du prestigieux cabinet de stratégie américain (Rapport mckinsey – closing the education gap) a le mérite de la clarté. Il pourrait s’appliquer autant à la France qu’aux Etats-Unis : « Why top students don’t want to teach » (pourquoi les meilleurs étudiants ne veulent pas enseigner ?).

L’étude tombe à point nommé puisque sa publication intervient alors que sont publiés, en France, les chiffres attestant de la désaffection pour les concours enseignants. Ainsi, cette année, il y a seulement 1303 candidats aux écrits de maths pour 950 postes offerts (voir par exemple cet article), pour prendre l’exemple le plus frappant de non sélectivité et de “non-désir”.

Voilà un vrai “problème de civilisation” au pays de l’excellence mathématique : ce sont peut-être les moins bons étudiants en mathématiques, ceux qui auront eu avec elle le rapport le plus laborieux, le plus scolaire, le plus “extérieur” qui vont devoir l’enseigner !

La nouvelle “étoile du Berger” : “great teaching” ou l’éducation d’excellence

Recentrer le débat…

“The world’s best-performing school systems make great teaching their “north star.”

Quel écart avec la France, où le débat public sur l’éducation se focalise toujours sur des questions périphériques, aussi séduisantes et hypnotiques que techniques : les rythmes scolaires, l’interdiction ou non des devoirs, la question de savoir si on traumatise les élèves en les notant, la sempiternelle question de la “bonne méthode”, etc.

Tout cela est très certainement très intéressant et très pertinent d’un point de vue spécialisé, mais cela masque néanmoins ce qui est plus essentiel et plus général, et donc plus “politique” : le ressort principal de l’éducation ce sont ses hommes, et ce qui menace gravement l’éducation dans les pays développés, c’est désormais la fuite structurelle des meilleurs étudiants face à cette profession.

Connaître les aspiration du “top 30%” des étudiants

L’un des apports de cette étude de McKinsey est de chercher à comprendre quel est l’écart existant entre les attentes des meilleurs étudiants (les membres du “top30″ n’envisageant pas d’enseigner) et la profession d’enseignant.

Ainsi, sur 15 critères de choix d’un métier classés par ordre d’importance, on peut mesurer l’écart entre les qualités perçues du métier favorisé par ces répondants et celles du métier d’enseignant :

  • Ainsi, le 6ème critère de choixsi je fais bien mon travail, j’en tirerai une récompense financière fait partie pour 75% des répondants des aspect valorisés par leur métier cible, mais seulement pour 13% d’entre eux en ce qui concerne l’enseignement : un record de 62 points d’écart ! L’enseignement n’est donc pas du tout perçu comme étant méritocratique.
  • Pour le 1er critère de choix, “le métier attire le type de personnes avec qui j’aimerais travailler“, seuls 39% répondent favorablement pour le métier d’enseignement, avec un écart de 38 points.
  • Pour le second critère “je serais fier de dire aux gens que c’est mon métier“, l’enseignement ne s’en tire pas si mal (66% contre 95% pour le métier cible). 29 points d’écart.

En résumé les critères sur lesquels l’écart en défaveur de l’éducation sont maximaux sont :

  • (1) la rémunération en fonction du mérite (62 points)
  • (2) le niveau de salaire en début de carrière (55 points)
  • (3) le niveau de rémunération proportionné aux compétences et efforts apportés (55 points)

D’ailleurs seuls 33% pensent que le métier d’enseignant leur apporterait les ressources nécessaires pour subvenir aux besoins d’une famille.

Au contraire, les points forts du métier d’enseignant résident dans sa “noblesse” : c’est donc un métier dont on est fier, et dont on ne doute pas de l’utilité, mais visiblement “désargenté”.

Un métier noble, mais déclassé : un constat qui recoupe l’expérience commune

“The quality of an education system cannot exceed the quality of its teachers.”

L’expérience commune corrobore a priori cette conclusion.

De “notables” ou d’individus a priori respectables, qui incarnaient le fait que les savoirs étaient liés à une certaine réussite sociale et matérielle, les enseignants sont désormais perçus comme membres d’une profession « ingrate », que l’on embrasse soit pour des motifs extraordinairement nobles et désintéressés avec un tempérament de missionnaire, soit comme une « roue de secours ».

Par ailleurs, si l’on consulte modestement ses souvenirs d’élève, chacun sait que le paramètre le plus important d’une expérience éducative réside dans les qualités personnelles de l’enseignant : son charisme, sa maîtrise du sujet, son intelligence, son esprit, etc… Entre un enseignant qu’on respecte, à la fois humain et magistral, et un quidam sympathique mais paumé au milieu de ses recettes pédagogiques consciencieusement appliquées, “il y a un monde”.

L’auteur de ce blog ne croit pas au fait que des règles quelconques parviendront à remplacer ce qui n’appartient qu’aux enseignants les plus brillants : une telle maîtrise de leur sujet et de leurs moyens qu’ils peuvent improviser, adapter le discours à leur auditoire, faire face à des questions inattendues, etc, bref penser à autre chose qu’aux rudiments de leur discipline. Et ce n’est d’ailleurs plus là un point de conviction personnelle : il existe une corrélation prouvée entre les progrès d’une classe et l’excellence académique de l’enseignant, comme le souligne encore l’étude.

Le problème central de l’éducation, il faut l’affirmer haut et fort, c’est donc celui d’attirer les meilleurs et les plus brillants vers elle, et donc d’accorder à ces derniers le niveau de gratification et de reconnaissance qu’ils attendent et qu’ils obtiennent facilement ailleurs, c’est-à-dire dans les carrières privées (ie en dehors du métier d’enseignant).

Comment valoriser l’excellence éducative ?

Rémunérer autrement

La question financière et centrale comme le prouve l’étude McKinsey.

En France, la progression indicielle des salaires dans l’Education nationale est tellement anémique, et tellement peu liée au mérite (c’est-à-dire à la capacité de l’enseignant à faire progresser les élèves toutes choses étant égales par ailleurs), qu’il faut vraiment croire à la « volonté sainte » ou à un « esprit de sacerdoce » pour croire qu’elle n’est pas un problème. A mes yeux, il devrait exister depuis longtemps un système de primes annuelles dans l’Education nationale équivalent à au moins deux mois de salaires pour le « top 10% » ou le « top 5% » des enseignants.

On me répondra que l’aspect pécuniaire de devrait jamais être le moteur principal d’un enseignant et c’est vrai, mais il faut raisonner à l’envers, c’est à dire du point de vue de la société : bien rémunérer une profession, c’est lui donner du prestige, c’est témoigner du fait qu’il existe un consensus social sur sa valeur.

Il n’est plus temps de faire de l’enseignant l’image d’un Socrate en guenilles face aux riches sophistes. Autant la question de l’argent pouvait être taboue alors qu’il existait un fossé entre les valeurs de l’université et de l’école et celles d’un monde du travail “taylorien”, autant aujourd’hui personne ne doute qu’il existe au contraire une convergence entre valeur éducative et valeur économique : les entreprises et les économies les plus innovantes du monde s’arrachent les cerveaux.

On se complait à dénoncer les « difficultés du métier d’enseignant », mais il existe 1.000 professions difficiles qui ne connaissent pas de désaffection. Il est peut-être ingrat de se faire chahuter en ZEP, mais quel plaisir si l’on arrive à s’imposer, à créer une rencontre improbable entre une discipline et des élèves qui n’auraient pas eu la moindre probabilité de la connaître sans vous !

N’attirerait-on pas d’excellents hommes et femmes même vers des postes difficiles, si la capacité à mener ses classes vers une réussite exceptionnelle était récompensée par exemple d’un doublement du salaire annuel ? Vu l’immense valeur économique que représente une bonne éducation (réussite future des élèves, réduction de la délinquance, etc), un enseignant excellent dans le secondaire ne devrait-il pas pouvoir gagner entre 3000 et 6000€ net par mois grâce à des primes au mérite ? Ce n’est peut-être pas là une condition suffisante ou un remède miracle, mais j’affirme que rien ne pourra être fait de bon dans le domaine de l’éducation avec la grille salariale existante.

Internet & Canal Educatif

La nécessité de donner du prestige à l’Education est une des raisons qui m’ont poussé à fonder Canal Educatif.

Ce que je veux, c’est fondamentalement offrir un degré d’exposition médiatique à des contenus éducatifs de qualité largement supérieur à celui d’une classe : il me semble que des individus brillants (enseignants ou non) méritent aujourd’hui une audience massive au risque d’être marginalisés et méconnus dans la société. Et je ne veux évidemment pas parler de la petite gloire qu’on tire de tel ou tel ouvrage spécialisé ou scolaire (l’édition scolaire est un ghetto) : je veux parler d’une audience grand public.

Dans le domaine qui est celui de Canal Educatif, il y a également un défi financier, certes difficile à relever, mais qu’il faut avoir en tête. C’est l’objet de l’expérience Holbein (ce film est financé par des dons d’internautes) : peut-on réussir à obtenir de l’argent et des financements via des dons, via la vente de DVD, etc… pour d’excellents contenus éducatifs ?

Si la réponse est oui, nous serons en mesure de remplir une partie de cet objectif qui devrait être celui du système éducatif français : récompenser, y compris financièrement, l’excellence éducative, comme l’excellence est récompensée dans toute entreprise moderne.

Provoquer en éducation ? Le cas de la bande-annonce du film Holbein

En éducation, que cela soit à l’Ecole mais hélas surtout dans les formations d’entreprise, on emploie souvent trop volontiers un ton “très premier degré”, et ce alors même que les classiques que l’on étudie à l’Ecole sont souvent plein d’ironie (Les lettres persanes au hasard), de subversion (les Liaisons dangereuses) et de verve… pour ne prendre que des exemples littéraires.

Ainsi, le discours éducatif peut s’attacher le qualificatif péjoratif de “scolaire”, soit parce qu’il sous-estime la plasticité d’esprit de ceux auquel il s’adresse (même de jeunes esprits sont capables d’ironie, de détachement), mais peut-être aussi parce qu’il ignore qu’une part de son devoir est de faire réfléchir, pour préparer à la vie, et que la réflexion peut précisément prendre la forme de la provocation, de l’humour ou de l’ironie.

Comme dit Pascal “Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher“, ce qui ne signifie sans doute pas qu’on doive s’économiser démagogiquement les efforts de la froide analyse des textes, et du travail besogneux, pour commencer sa formation, mais sans doute que le couronnement des efforts du philosophe est bien de faire de la philosophie quelque chose de familier et de gai. Or qui a dit qu’on ne pouvait initier sans donner au novice un avant-goût de cette gaîté ?

C’est dans cette idée que l’humour, et même l’amalgame délibéré, pouvait être un aboutissement (au sens où la familiarité avec une pensée donne une aisance qui permet de jouer avec elle), que nous en avons paradoxalement fait le point de départ de notre prochain film, via sa bande-annonce.

Dans notre processus d’écriture, nous avons bien sûr commencé par enquêter, lire et raisonner pour construire un scénario qui porte sur un sujet sérieux : les Ambassadeurs d’Holbein et la question de savoir comment on conjure l’inévitable. Mais dans un second temps, nous avons voulu faire une bande-annonce qui intrigue au-delà du cercle des personnes qui considèrent l’art avec révérence et sérieux.

L’idée est simple : et si nous racontions oralement quelques éléments de l’histoire de ce tableau et mettions à l’écran ce qu’un esprit d’aujourd’hui imaginerait ? “Un divorce au sommet de l’Angleterre” : étrange, vu la respectabilité de sa majesté la reine… “Une secte qui se développe en Allemagne” : qui n’a pas entendu parler de la Scientologie qui n’y est pas en odeur de sainteté ? “Un artiste contemporain fasciné par la mort” : Damien Hirst avec sa tête de mort incrustée de diamants… “Un musulman qui a juré la perte de l’Occident” : Ben Laden… Bref un assemblage improbable dont on peine à voir comment il pourrait former une histoire

Et c’est là un des aspects du plaisir qu’on peut trouver dans un film : savoir que des éléments à la définition aussi disparate, à l’apparence aussi anecdotique, ont en fait été les éléments d’une histoire beaucoup plus fondamentale, qui participe à la définition de notre société : la raison d’Etat, l’ironie des Vanités, l’invention d’un art qui sait se détacher des apparences pour évoquer la vie.

Education de qualité : le cas “Justice Harvard”

Mise à jour (14/11/2012) : CED vient de créer une version sous-titrée en français de Justice de Michael Sandel. Un gros boulot.

Que signifie le mot “qualité” en matière d’éducation ? A partir de quel moment pouvons-nous affirmer avoir vécu un “grand moment” d’éducation ?

Pour mon premier post, je voulais attirer l’attention sur une découverte récente : le cours “Justice” donné par Harvard par Michael Sandel, dont on trouvera ici deux épisodes.

Que peut-on retenir de cette “expérience éducative” ?

  • D’abord qu’il n’est pas nécessaire en éducation d’être moins racoleur que ne l’est l’industrie du film : “the Moral Side of Murder” (la face morale du crime) ou “Putting a price tag of life” (mettre un prix sur la vie humaine) : voilà des titres où l’on se sent a priori “concerné”. Avant même de démarrer, on sent que quelque chose d’important se joue. Les Américains disent “compelling” : il y a quelque chose de décisif, d’impérieux qui se joue. Donc leçon n°1 : quand on a quelque chose d’important à dire, il faut assumer de le mettre en scène.
  • On s’attendrait à ce qu’un bon cours sur le web soit hyper-novateur sur la forme. En fait, c’est simplement un cours d’amphi bien filmé, ponctué de quelques transparents. Ce qui fait l’intérêt de l’expérience, c’est que ce cours est un “show” : il est bon à l’écran, parce qu’il était déjà bon dans l’amphi. On ne fait donc pas de bonne éducation sur le web sans bonne éducation tout court. Le web est là pour mutualiser des expériences exceptionnelles ou pour les faire émerger : il ne transformera jamais un propos pauvre en “délice interactif”.
  • Qualité n°1 du cours : “on pense” avec Michael Sandel. Ce n’est pas simplement un moment où on découvre Bentham, Mill, ou d’autres références philosophiques : à travers ce cours, on vit une histoire, l’histoire d’un groupe qui part d’une opinion majoritaire (“on peut sacrifier la vie d’une personne pour en sauver davantage“), d’une évidence, pour problématiser cette évidence avec l’affaire du bateau aux cannibales. C’est donc un voyage intellectuel où nous avons rendez-vous avant tout avec notre propre pensée, nos propres conceptions : comme le dit Sandel, nous nous exerçons à tirer nos conceptions de pensée jusqu’à leurs limites, pour voir si elles sont véritablement solides.
  • Qualité n°2 : l’accessibilité. Nous sommes à Harvard et pourtant le cours me semble accessible à un enfant de 12 ans : Michael Sandel s’exprime avec simplicité, avec concision. D’ailleurs chaque session ne dure que 2x 25 min environ : suffisamment pour stimuler la réflexion et engager les élèves à réaliser études et travaux pratiques en un autre lieu. C’est là un bon signe : quand une expérience éducative nous donne envie de lire des auteurs, des textes, avec un objectif, un but autre que celui d’approcher une “statue” de grand penseur.
  • Qualité n°3 : tout est bon pour penser. Socrate proposait de réfléchir sur le concept de “beauté” en invitant son interlocuteur à réfléchir à ce que serait une “belle marmite” ou à l’art de la cordonnerie : Sandel présente des extraits de Shakespeare, des Simpsons et de Fear Factor pour réfléchir à la possibilité d’une distinction entre “plaisirs hauts” et “plaisirs bas”, et discuter de la solidité du criterium de Mill. Ce n’est pas pour verser dans la démagogie : rien n’est égalisé dans cette opération. Au contraire, plutôt que de jouer aux anges éthérés, on reconnaît le fait qu’on peut à la fois regarder les Simpsons, lire Shakespeare et prendre un plaisir mêlé de supériorité morale et de voyeurisme à zapper sur Fear Factor, sans pour autant démissionner intellectuellement et devenir un grand relativiste.
  • Qualité n°4 : l’appel au public. Au-delà de Michael Sandel, ce qui est réjouissant dans ce cours, c’est le courage des élèves d’Harvard qui assument souvent des positions à l’opposé du politiquement correct. A la suite de chaque vote, Sandel prend systématiquement soin de donner la parole aux avocats d’opinions minoritaires : ainsi, ceux qui ont le courage d’assumer une position utilitariste ultra-cohérente peuvent l’exprimer. C’est extrêmement jouissif de voir d’autres esprits “innocents” s’approprier une pensée et en faire quelque chose.
  • Qualité n°5 : l’humour. A petite dose, cela fait du bien. L’exemple des chrétiens sacrifiés au jeu du cirque (épisode n°2) ou du cannibalisme (épisode n°1) ne sont jamais abordés de façon sinistre : je vous laisse retrouver ces extraits pour le vérifier. Plus profondément, on touche à un principe de la “libre-pensée” : n’avoir égard qu’à la rectitude du raisonnement, pouvoir l’exprimer de façon sobre et se débarrasser le plus possible de l’idée qu’il est convenable ou non de penser sur un sujet. On a le droit de penser sur tout.
  • Qualité n°6. L’artificialité. A dire vrai, il ne s’agit pas d’un cours filmé. Il s’agit d’un montage : les interventions du public sont sans doute sélectionnées, peut-être les étudiants qui interviennent sont-ils notés sur la participation qui n’a rien de spontané. Mais on s’en fout un peu : un show est artificiel par essence. L’essentiel c’est qu’il plaise et fasse réfléchir. Je souligne ceci parce que je pense que la spontanéité est exagérément valorisée, comme une déesse : en réalité, la spontanéité n’est qu’un matériau parmi d’autres ; un bon spectacle sent toujours le travail et la préparation.
  • Qualité n°7. L’envie de faire plus. Contrairement aux cours des gourous qui nous placent toujours plus dans leur dépendance, le cours de Michael Sandel donne envie d’accéder aux sources de ses cours. On sent que son propos est fondé, et on peut lire documents, sources et extraits directement sur le site web. Son cours donne envie d’être familier avec Bentham et Mill et pas simplement avec Michael Sandel. Peut-être nous donne-t-il même envie d’être familier avec des problèmes de l’humanité, ce qui est encore mieux :

“Quand on voit le style naturel, on est tout étonné, et ravi ; car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux qui ont le goût bon, et qui en voyant un livre croient trouver un homme, sont tous surpris de trouver un auteur : plus poëticè quam humane locutus [326] est [le mot est de Pétrone] Ceux là honorent bien la nature, qui lui apprennent qu’elle peut parler de tout, et même de Théologie.”
Blaise Pascal, les Pensées

Voici l’épisode 2 :

Avez-vous aussi vu ce cours ? Qu’en pensez-vous ? Avez-vous d’autres exemples de cours magistraux remarquables à signaler ?