Le Saint François de Bellini : le paysage comme nouvelle religion ?

A chaque épisode de l’Art en Question (ici l’épisode 7), une interview permet d’approfondir et critiquer le film. Thomas Golsenne, professeur d’histoire de l’art, membre du comité de rédaction d’Images re-vues, examine si nous pouvons voir dans le Saint François le début d’une conception “moderne” du paysage.

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CED > Le Saint François de Bellini a été acheté en 1915 par Henri Clay Frick, un magnat de l’acier américain qui, en bon protestant, ne semblait pas particulièrement priser l’imagerie religieuse (voir cet article) : pour lui, le Saint François de Bellini était avant tout un “paysage”. Une telle vision du Saint François risque-t-elle de “mutiler” l’oeuvre ?

Thomas Golsenne > Un regard totalement « profane » sur cette œuvre serait anachronique. Quand elle a été réalisée, à la fin du XVe siècle, l’Europe, et même l’Italie humaniste, était encore complètement régie par la culture chrétienne. Venise comptait plus d’une centaine d’églises et chaque Vénitien actif faisait partie d’au moins une confrérie laïque, une des scuole typiquement vénitiennes. Bellini était membre de lascuola grande de San Marco et de celle de la Misericordia, deux des plus importantes de la cité des Doges. Ces confréries avaient des activités religieuses comme organiser les processions, célébrer les mariages et les naissances, se soucier des morts etc. Plus précisément, saint François était alors le saint le plus populaire d’Italie, peut-être d’Europe. Ce fils de marchand, au langage simple éloigné des arguties scolastiques, prêchant le message de l’Evangile, était en phase avec une population de laïcs urbains pour qui il constituait un modèle. Son message était en outre efficacement relayé par l’ordre franciscain et les prédicateurs de l’Observance, mouvement rigoriste qui réussissait à s’attirer la sympathie des élites comme des gens simples.

CED > Intéressons-nous alors au sujet religieux de l’oeuvre, qui est tout de suite problématique : pour les uns, il s’agit bien d’une stigmatisation en raison notamment des deux sources lumineuses dans le tableau, pour les autres d’un moment différent, par exemple celui où St-François loue la création en chantant face au soleil. Qu’en pensez-vous ?

Thomas Golsenne > La question s’est posée parce que le tableau a tout d’une Stigmatisation sauf l’essentiel : la vision séraphique. Les historiens de l’art les plus positivistes (ndrl : qu’est-ce que le positivisme ?, voir section “L’école positiviste en histoire”) ont pensé que le séraphin apparaissait sur une partie manquante du tableau, en haut ; d’autres effectivement ont émis l’hypothèse qu’il ne s’agissait pas d’uneStigmatisation, à cause de ce manque iconographique essentiel ; mais la louange chantée de la création n’est pas une scène du répertoire visuel franciscain au XVe siècle.

Mon hypothèse part plutôt de l’idée d’une invention étonnante de Bellini : remplacer les éléments surnaturels traditionnels par une extase devant le spectacle de la nature même. Même si on ignore le fin mot de l’histoire et les intentions du peintre, je préfère parier pour sa créativité que pour un découpage maladroit ou pour une scène inventée par les historiens de l’art.

CED > C’est effectivement la thèse que reprend le film. En comparaison avec les récits littéraires de la Vie du saint (voir le site Wikitau) qui s’étendent souvent sur les pouvoirs spectaculaires et surnaturels du saint, on a le sentiment que Bellini exprime un surnaturel“discret”, “subtil”, voire absent. Nous pourrions être tentés d’y voir le symptôme d’une attitude plus critique de l’époque à l’égard du “surnaturel” : est-ce exact ?

Guerchin, St François et un ange, v. 1630, Dresde Gemäldegalerie

Thomas Golsenne > C’est bien la particularité de ce tableau sur laquelle nous avons voulu insister : les signes surnaturels et traditionnels du sacré (auréole, anges, Dieu, séraphin christique) ne sont pas visibles. Toute l’intelligence picturale de Bellini consiste àsuggérer une « atmosphère » sacrée avec des éléments naturels, ou en jouant avec des effets de lumière subtils (les deux sources de lumière).

Ce choix est-il personnel ou bien une tendance dans la peinture vénitienne, ou bien encore l’effet d’un climat intellectuel particulier ? Sur ce dernier point, il faut faire attention.L’humanisme, certainement, comme mouvement intellectuel d’intérêt pour les écrits grecs et latins, et par extension, pour tout ce qui touche à l’Antiquité, a pu connaître desdéveloppements sceptiques, voire critiques à l’égard de ce que nous appelons « superstition », par exemple avec Erasme aux Pays-Bas. En Italie, des humanistes romains dans les années 1460-70 ont été condamnés pour impiété et paganisme par le pape (vénitien) Paul II. Récemment, Anne Kraatz a publié un livre, Luxe et luxure à la cour des papes de la Renaissance (Belles Lettres, 2010) dans lequel la société romaine du XVe siècle et de la première moitié du XVIe est dépeinte comme un repaire digne du marquis de Sade. Mais il ne faut pas exagérer non plus. Personne, à l’époque, n’aurait osé se clamer athée, et quelqu’un comme Erasme était très pieux. La tendance majoritaire, dans les milieux cultivés, était plutôt à concilier les lettres classiques et les Evangiles. C’est, d’une certaine façon, ce que produit à sa manière Bellini, enconjuguant une histoire religieuse et médiévale à une description de la nature qui répond aux critères humanistes, c’est-à-dire antiques (virgiliens), de la beauté naturelle : mi-sauvage mi-cultivée.

CED > Ces “critères humanistes” ou l’exigence de “description de la nature” que vous venez d’évoquer conduisent-ils à « modérer » l’expression des phénomènes miraculeux ou faut-il chercher une autre raison à la sobriété du miracle chez Bellini ?

Thomas Golsenne > Il existe plusieurs formes d’humanisme à l’époque, plus ou moins philologiques, philosophiques ou poétiques. On ne peut pas donner une réponse univoque à votre question. Pour ce que j’en connais, je donnerais deux exemples très différents.

Le premier c’est Leon Battista Alberti, le Florentin. Dans un très bon livre, L’idée de nature chez Alberti, Michel Paoli explique que celui-ci a une vision stoïcienne de la nature : elle est fondamentalement imparfaite. Ce qui va à l’encontre de la vision théologique de la nature qui, créée par Dieu, ne peut être que parfaite. Du coup, la nature albertino-stoïcienne a besoin d’être corrigée, améliorée par l’homme : c’est le rôle des arts.

Autre vision humaniste de la nature : c’est L’Arcadia de Jacopo Sannazaro de Naples, roman pastoral répandu dans toute l’Italie, et qui exprime une vision enchantée de la nature, avec nymphes, satyres et bergers, plus proche de l’univers visuel de la peinture vénitienne du XVIe siècle, mais tout aussi prodigieuse que dans la vision chrétienne de la nature.

Le tableau de Bellini correspondrait plutôt à une vision albertienne de la nature, d’où le divin est en retrait et que l’homme doit parfaire par sa production. Ce Bellini albertien a déjà été décrit par des historiens de l’art comme Hans Belting, dans un très bon petit livre malheureusement pas traduit en français. Cela étant dit, le style de Bellini en général est assez spécifique et puissant pour ne pas tout devoir à la lecture d’un humaniste. Certains historiens de l’art ont parfois trop tendance à expliquer les oeuvres d’art par des références écrites, théoriques. Je parlerais plutôt d’une rencontre heureuse entre une personnalité picturale et une problématique formulée par l’humaniste florentin, que de simple influence. En d’autres termes, j’observe une congruence entre la subtilité des moyens plastiques mis à l’oeuvre par Bellini dans toute son oeuvre (éviter la dramatisation, jouer sur l’ambiance lumineuse plutôt que sur les gestes, penser autant l’atmosphère d’ensemble que les détails, vouloir susciter la méditation plus que la compassion) et la réflexion stoïcienne d’Alberti sur le rôle de l’art dans le rapport de l’homme à la nature.

CED > Les raisons du choix de Bellini restent donc relativement ouvertes ! L’interprétation pourrait alors se tourner vers l’un des effets particuliers du tableau sur le spectateur : au travers du modèle du saint, il nous conduit à admirer la nature, comme une oeuvre divine positive. N’est-ce pas l’amorce d’une évolution artistique importante, celle où un paysage peint peut être apprécié pour lui-même sans besoin d’un “prétexte” narratif ou religieux ?

Maître de l’Observance, Tentation de saint Antoine (c1435), Musée de l’Université de Yale

Thomas Golsenne > On pourrait dire en effet que le tableau de la Frick anticipe les paysages « purs » du XVIIe siècle. Mais on pourrait dire aussi que les paysages sans « prétexte » narratif sont une autre classe de paysage. En effet, des paysages narratifs, il y en a jusqu’à Cézanne (Baigneuses), Matisse etc. C’est un genre qui perdure, même si les figures ne sont plus religieuses.

Cézanne, les Grandes Baigneuses, Philadelphie (1906)

J’aurais plutôt tendance à voir une « bifurcation » dans la peinture du paysage (à la manière dont les ancêtres de l’homme sont une bifurcation dans la famille des primates) au XVIIe siècle, où l’on voit apparaître, en Italie comme ailleurs, des paysages sans narration (Claude Lorrain, Salvatore Rosa, Jacob Ruysdael…). A l’époque de Bellini, il est assez commun chez les bons peintres de détailler un paysage plus ou moins vraisemblable à l’arrière-plan de l’histoire représentée (exemples chez Pinturicchio, Perugino, Piero della Francesca, Antonello de Messine etc.). Mais justement, la particularité de ce tableau-ci, c’est que le paysage ne joue pas qu’un rôle d’arrière-plan : il fait partie de la narration, il entre en dialogue avec le saint.Mais personne ne pouvait imaginer en 1490 qu’un paysage sans figure suffirait à faire un tableau. Bergson raconte une anecdote parlante à ce sujet : interviewé par un journaliste, il se voit demander quelle sera la musique de demain. Il répond qu’il n’en sait rien, que s’il le savait, elle existerait déjà. Par là il voulait pointer du doigt le fait que l’avenir n’est pas contenu dans le présent, qu’il y a toujours un élément imprévisible dans le devenir du temps. C’est une leçon pour les historiens : il ne faut pas tenter systématiquement d’expliquer les développements futurs d’une idée, d’une situation ou d’une forme artistique, à partir de ses prémisses, mais il faut plutôt observer comment et pourquoi quelque chose de nouveau apparaît.

CED >Essayons donc d’apprécier la nouveauté que constitue ce paysage de Bellini et de savoir s’il témoigne d’une nouvelle “vision du monde”. Plusieurs penseurs dont Gombrich et Panofsky (voir annexe 2 ci-dessous) ont souligné le fait que les paysages de l’Antiquitén’obéissaient pas à la logique de continuité visuelle qui est celle de Bellini, avec différents plans qui s’étagent sans rupture du premier plan vers l’arrière-plan. Pour caricaturer, la logique antique semble compatible avec la pensée superstitieuse du Romain, qui s’attend à croiser un dieu ou l’esprit d’un mort quand il prend la route. Au contraire, la logiquecontinue qui serait celle de la Renaissance irait de pair avec une vision de la nature beaucoup plus ordonnée : peut-on lire dans le paysage de la Renaissance une conception nouvelle de la nature (au sens du “monde physique”) ?

Arrivée d’Ulysse aux Enfers, Fresque de la maison de la via Graziosa sur l’Esquilin (vers 40 avant JC), Rome, Musées du Vatican, Bibliothèque vaticane

Thomas Golsenne > Il ne faudrait pas opposer aussi franchement pensée antique « superstitieuse » et pensée de la Renaissance « cohérente », même si Gombrich et Panofsky font de la Renaissance les débuts des temps modernes et du cartésianisme. Je renvoie aux travaux des romanistes, en particulier Paul Veyne (La Société romaine, ou L’empire gréco-romain) qui montrent la cohérence propre au système de pensée et à la culture de ces sociétés très différentes des nôtres. Par ailleurs, rappelons qu’à la Renaissance, tout le monde croit en l’astrologie, en la magie, qu’on fabrique des mannequins de cire à sa ressemblance et qu’on les place dans les églises pour se protéger des ennemis ou pour remercier la divinité d’une grâce octroyée et autres croyances et pratiques peu compatibles avec le cartésianisme, au sens moderne.

Ceci étant mis au point, il est vrai que quand on regarde un paysage peint par les Romains de l’Antiquité, on ne comprend pas ce qui se passe, comment est construit l’espace, alors qu’on peut comprendre chaque objet, chaque figure isolément. Au contraire, devant un paysage comme celui de Bellini, ou de Léonard, on a le sentiment d’avoir affaire à un espace continu qui ressemble à celui de notre perception. Daniel Arasse dans ses travaux sur la perspective a tenté d’expliquer cet écart en se référant à des systèmes philosophiques. L’espace continu n’existe pas pendant l’Antiquité parce que domine le concept aristotélicien du lieu. Pour résumer honteusement, le lieu est l’étendue qui abrite un corps. Il n’y a pas d’espace (vide) entre les corps, entre les lieux,pas d’espace abstrait a priori, comme le postuleront les géométriciens du XVIIe siècle. Ce qui explique pourquoi, dans la peinture antique, et même médiévale, selon Arasse, les personnages sont toujours cloisonnés dans des lieux à eux et l’espace découpé en fragments comme autant de figures représentées ; il en va ainsi du polyptyque.

Simone Martini, Polyptyque, Pise

Ce qui se produit au XVe siècle, toujours selon Arasse, et dont la perspective géométrique ou le paysage à la Bellini sont des manifestations, c’est un changement radical dans la conception de l’espace : non plus le lieu aristotélicien attaché à un corps, mais un espace continu entre les corps. Il ne s’agit pas là d’une forme de représentation de l’espace plus « cohérente », mais d’un autre genre de cohérence, qui s’appuie sur la ressemblance avec la perception.

CED > Si je comprends bien, vous dites que l’espace de la peinture antique est cohérent avec une « physique antique », qui conçoit l’espace plutôt comme un agrégat de corps, alors que les modernes sont cohérents avec l’idée d’un espace géométrique systématique (et abstrait), qui leur permettrait paradoxalement d’être plus fidèles à la perception. Or, en physique, personne n’hésite à critiquer la physique d’Aristote, qui conduit à des contradictions majeures avec l’expérience. En parlant « d’un autre genre de cohérence », ne refusez-vous pas l’idée que l’œuvre de Bellini manifeste un progrès dans la manière d’appréhender l’espace ? Un historien comme Gombrich n’hésite pas à parler de « loi de la pesanteur qui retient l’artiste inexpérimenté hors des hautes sphères des relations mimétiques et qui l’attire vers ce qui est fragmentaire et schématique » : entre ces deux cohérences, il y en a donc une qu’il trouve plus cohérente, plus difficile et donc « supérieure » à l’autre… Est-ce un sujet qui divise l’histoire de l’art ?

Thomas Golsenne > Je n’ai pas dit que « les modernes sont cohérents avec l’idée d’un espace géométrique systématique » en parlant de la perspective du XVe siècle : je ne pense pas, comme Arasse du reste, que la perspective introduise à une idée « moderne » de l’espace au sens de Désargues ou de Kant (un a priori de l’entendement). Par exemple il n’y a pas d’infini dans les conceptions de l’espace au XVe siècle. Sur ce sujet je conseille la bonne mise au point de Lucien Vinciguerra, Archéologie de la perspective. En somme, je ne pense pas que le tableau constitue un « progrès dans la manière d’appréhender l’espace », parce qu’elle est encore très différente de la nôtre. On pourrait dire que sa manière de représenter l’espace est plus convaincante que celle de Mantegna dans la façon de gérer la lumière, par exemple, ou eu égard à ce qu’on pense être une montagne vraisemblable. Mais n’oublions pas que nous parlons de peinture et d’art, pas de visions physiques ou scientifiques de l’espace. Quant à Gombrich, ça fait longtemps que son positivisme hostile à toute forme d’art non figurative a été critiqué ; voilà l’exemple de quelqu’un qui pensait que toutes les formes artistiques étaient explicables par un seul concept, un seul point de vue, le sien.

CED >L’espace du tableau de Bellini apparaît aussi comme le lieu d’une opposition entre la ville et le reste du monde, mais cette opposition ne semble pas irréconciliable. Le tableau ne traduit-il pas l’évolution de la pensée franciscaine au cours des siècles : alors que les premiers franciscains sont particulièrement intransigeants avec ce qui pervertit à leurs yeux la nature (toutes les formes de pouvoir, l’argent, la propriété), on sait qu’il ont plutôt contribué ensuite à effectuer un travail pacificateur de légitimation du commerce, de la finance, … Le film soutient que le tableau cherche à rappeler au citadin l’esprit de gratitude qui est celui de saint François dans la nature, mais ne la diabolise pas. On serait donc loin de saint François qui commandait à ses frères de se débarrasser des pièces de monnaie en les comparant aux excréments de l’âne. Partagez-vous ce sentiment ?

Thomas Golsenne > Il y a plusieurs ruptures dans le franciscanisme : déjà quand François lui-même est évincé en 1220 de la direction de l’Ordre au profit de frère Elie, qui veut en faire un instrument de pouvoir sur les laïcs (et y réussit). Ensuite, au milieu du XIVe siècle, pendant la papauté d’Avignon (période où les papes étaient réputés pour leur amour de l’argent et leur avarice), quand furent déclarés hérétiques tous ceux qui professaient la pauvreté absolue : les franciscains durent mettre de l’eau dans leur vin pour se ranger du côté du pape et faire la chasse aux « hérétiques », parfois issus de leur propre rang (Le Nom de la rose d’Umberto Eco montre très bien cette période). Enfin au XVe, quand l’Ordre se coupe en conventuels (plus riches, logés dans les centres urbains) et observants (plus respectueux du vœu de pauvreté, relégués dans les marges des villes) jusqu’à la scission de 1517. Bref, globalement, il y a toujours eu un mouvement d’« embourgeoisement » chez les franciscains majoritaires, et une minorité qui se détache et veut revenir à l’esprit des origines. Le tableau de Bellini n’est pas une œuvre militante ; la figure de François est œcuménique, la scène de la Stigmatisation une des plus représentées de sa biographie. De plus, l’esprit qui y domine est celui de laconciliation entre spiritualité chrétienne et bucolisme à l’antique, d’une esthétique de la modération (des affects, des couleurs, du paysage). Ce qui suffit à écarter ce tableau des formes les plus extrêmes ou rigoristes du franciscanisme et plaide plutôt pour un tableau à destination d’un public laïc, cultivé, pas plus dévot que cela.

CED > En regardant le tableau, on a l’impression que les beautés de la nature sont une voie d’accès à un dieu plus abstrait. Pendant le développement du film, vous avez vous-même évoqué Spinoza qui affirmera deux siècles plus tard que “Dieu c’est la nature”, mais dans un sens radicalement opposé : pour lui Dieu, c’est simplement l’ensemble de ce qui est, il n’y a plus de “créateur”, et ce ne serait que par des projections indues que nous verrions dans la nature des “volontés”, des “intentions” qui seraient par exemple celles d’un créateur bienveillant. Dans l’histoire du paysage, peut-on déceler un “moment” qui correspond à cette idée d’une nature sans “finalités”, indifférente à l’homme ? Ne peut-on pas dire que l’art reste longtemps prisonnier d’une vision anthropomorphique de la nature ?

Thomas Golsenne > Le paysage étant une invention de l’homme (c’est la nature vue par et pour l’homme), parler d’un paysage non anthropomorphique, ou du moins sur lequel l’homme ne projetterait pas sa culture et ses représentations, serait presque un non-sens. Il faut peut-être attendre Rousseau, l’éloge de la montagne et la naissance du sentiment du « sublime » face à la nature, pour que les descriptions prennent en compte un décalage fondamental entre l’homme et une nature qui n’est pas faite pour lui. Il faut lire L’Invention du paysage d’Anne Cauquelin ou les travaux de Baldine Saint-Girons sur le sublime pour plus de précision.

Dans Par delà nature et culture, l’anthropologue Philippe Descola a une vision quelque peu différente des choses, puisque selon lui, le « naturalisme », qui définit le mode européen d’accès au monde et s’élabore lentement depuis l’Antiquité, a pour effet corrélatif l’apparition du paysage indépendant. Le naturalisme, selon lui, distingue l’intériorité de l’homme de celle de tous les autres vivants (singularité culturelle de l’homme), tandis qu’il associe sa physicalité aux autres animaux (l’homme est un mammifère de la famille des primates etc.). D’où la scission nature (physique) / culture (intellectuelle) qui serait propre à la civilisation européenne. Le paysage autonome en peinture naîtrait de cette idée d’une nature purement physique, observable en toute objectivité. Mais cette démonstration néglige le fait que le paysage est lui-même une construction culturelle. C’est un grand débat, donc.

CED > Le film évoque une distinction entre le merveilleux et le fantastique, qui apparaît formellement plus tard en littérature. Si l’on se réfère au dictionnaire, le “merveilleux” suppose l’acceptation du lecteur ou du spectateur du surnaturel, comme un élément qui va de soi. Dans le cas du “fantastique”, il y un doute : à l’intérieur d’un ordre naturel, certains faits ou événements sont susceptibles de recevoir une interprétation naturelle ou surnaturelle. Il nous semble que Bellini joue particulièrement sur cette notion de doute, d’hésitation sur le statut de ce qu’on y voit. A certains égards, il pourrait faire penser à des tableaux de Paul Delvaux où des femmes nues se promènent extatiques au milieu de paysages architecturaux très géométriques. Que pensez-vous de cette notion de fantastique ?

Thomas Golsenne > La notion qui date du XIXe siècle de « fantastique » n’existe pas à la Renaissance. Quant au « merveilleux », il est alors synonyme d’« admirable ». Les cabinets de curiosité par exemple contenaient une catégorie d’objets appelés « mirabilia », les choses admirables/merveilleuses, qui pouvaient être des objets simplement précieux (tableaux de maîtres), rares (corne de nerval, à l’époque appelé « licorne »), puissants (reliques) etc. Les notions qui se rapprochaient le plus de fantastique/merveilleux dans le sens moderne étaient celles de « miraculeux » et celle de « prodigieux ». Un prodige était un événement étonnant, voire inouï, d’origine naturelle, par exemple un tremblement de terre, le passage d’une comète etc. Un miracle était aussi un événement étonnant, voire inouï, mais d’origine clairement divine (la résurrection d’un mort par un saint…). La différence entre les deux était donc souvent une question d’interprétation : quelle est la cause de tel phénomène ? Le tableau de Bellini, dans ce sens, pose bien un problème d’interprétation : ce que nous voyons est-il un prodige, un miracle, ou rien de tout cela ?

CED > Justement, si l’on emploie les catégories historiquement acceptables de « miracle » (intervention exceptionnelle, divine) et de « prodige » (événement exceptionnel, mais naturel), on peut penser que le tableau ne représente de façon certaine ni l’un ni l’autre. A l’exception des deux sources lumineuses, rien n’est ouvertement « extraordinaire ». Et pourtant, il y a un doute et Bellini semble avoir tout fait pour laisser notre sentiment irrésolu. Par exemple, les stigmates ont-ils été directement imprimés par Dieu ou s’agit-il simplement de blessures (auto)infligées par volonté d’identification au Christ ? Une étude, Saint François de Chiara Frugoni, que vous nous avez communiquée, montre que le fait de la stigmatisation était hautement contentieuxdès l’époque de la mort de François. Or, 250 ans plus tard, dans l’image de Bellini, cette question semble secondaire, comme si l’on voulait revenir à St-François lui-même (qui n’a jamais voulu montrer ou s’expliquer sur ces blessures) : plus que la nature, c’est l’état d’extase du saint, la disposition de son esprit, qui apparaissent exceptionnelles. Le point où je veux en venir est donc celui-ci : d’objective (rayons divins, anges, auréoles…), on passe à un divin subjectif (extase, yeux levés, etc). Comment peut-on appeler cette esthétique où la frontière entre l’ordinaire et l’extraordinaire n’est plus tranchée, et où la « bascule » dépend fortement du spectateur ?

Thomas Golsenne > Pour ma part je l’appelle, après le philosophe pré-marxiste Feuerbach dans L’essence du christianisme un « matérialisme mystique », ce qu’on peut retrouver aussi chez certains poètes, de Baudelaire à Breton en passant par Rimbaud, quand ils parlent d’« hyperesthésie » ou de « surnature ». Il s’agit toujours devoir la nature, le réel, comme quelque chose de surnaturel, de plus que réel. C’est aussi ce qu’Arthur Danto a appelé, à propos de l’art du XXe siècle, la« transfiguration du banal ».

Annexe 1 : un exemple de réflexion philosophique sur la notion de miracle.

Extrait de la Somme théologique (1266/73) de saint Thomas d’Aquin, qui montre qu’il s’agit de concilier la possibilité d’événements surnaturels avec la raison philosophique.

Article 6 — Dieu peut-il faire quelque chose en dehors de l’ordre naturel ?

Objections

1. S. Augustin écrit : “Dieu, auteur et créateur de toutes les natures, ne fait rien contre la nature.” Or il semble que ce qui est en dehors de l’ordre naturel inscrit dans les choses soit contre la nature. Donc Dieu ne peut rien faire en dehors de l’ordre inscrit dans les choses.

2. L’ordre de la nature vient de Dieu aussi bien que l’ordre de la justice. Mais Dieu ne peut rien faire qui soit en dehors de l’ordre de la justice, car il ferait alors quelque chose d’injuste. Donc, il ne peut rien faire en dehors de l’ordre de la nature.

3. C’est Dieu qui a institué l’ordre de la nature. Donc s’il faisait quelque chose en dehors de cet ordre, il faudrait en conclure, semble-t-il, qu’il est sujet au changement, ce qui est inadmissible.

En sens contraire, nous lisons chez S. Augustin que ” parfois Dieu agit contre le cours ordinaire de la nature “.

Réponse

Toute cause, parce qu’elle a raison de principe, introduit dans ses effets un certain ordre.

C’est pourquoi la multiplication des causes a pour résultat la multiplication des ordres ; et de même qu’une cause se trouve contenue sous une autre cause, ainsi en est-il des ordres eux-mêmes. Ce n’est donc pas la cause supérieure qui est contenue sous l’ordre de la cause inférieure, mais bien le contraire. Nous en avons un exemple dans les affaires humaines : car c’est du père de famille que dépend l’ordre de la maison, et celui-ci est contenu sous l’ordre de la cité, qui procède de son chef, tout comme l’ordre de la cité est contenu sous l’ordre du roi qui préside à l’organisation de tout le royaume.

Donc, si l’ordre des choses est considéré comme dépendant de la cause première, alors Dieu ne peut rien faire contre cet ordre, car en ce cas il agirait contre sa prescience, ou sa volonté, ou sa bonté. Mais si nous considérons l’ordre des choses en tant qu’il dépend de l’une quelconque des causes secondes, à ce point de vue Dieu peut agir en dehors de l’ordre des choses. Car Dieu n’est pas soumis à l’ordre des causes secondes ; c’est cet ordre qui lui est soumis, parce qu’il procède de lui non par nécessité de nature, mais par choix de sa volonté ; car il eût pu instituer un ordre de choses différent. C’est pourquoi il peut agir en dehors de tel ordre institué, quand il le veut ; il peut, par exemple, produire les effets des causes secondes sans leur concours, ou produire certains effets qui dépassent la puissance des causes secondes. De là cette parole de S. Augustin : “Dieu agit contre le cours habituel de la nature, mais il ne fait rien qui aille contre sa loi souveraine pas plus que contre lui-même.”

Solutions

1. Quand quelque chose arrive dans les réalités naturelles en dehors de leur nature foncière, cela peut se produire d’une double manière. D’abord, par l’action exercée sur une chose par un agent qui ne lui a pas donné son inclination naturelle ; ainsi l’homme qui lance en l’air un corps lourd ; ce n’est pas lui qui a donné au corps sa lourdeur, et l’action de cet homme va à l’encontre de la nature du corps. En second lieu, par l’action d’un agent duquel dépend l’inclination naturelle. Dans ce cas, il n’y a pas action contre la nature de l’être sur lequel l’agent exerce son pouvoir. Ainsi le flux et le reflux de la mer ne vont pas à l’encontre de la nature de l’eau, bien qu’ils soient en dehors de son mouvement naturel qui l’entraîne vers le bas. Le flux et le reflux viennent en effet de l’influence d’un corps céleste qui tient sous sa dépendance l’inclination naturelle des corps inférieurs. – Et puisque l’ordre de la nature a été inscrit par Dieu dans les choses, quand Dieu agit en dehors de cet ordre, il ne va pas contre la nature. C’est ce qui fait dire à S. Augustin : “Ce que Dieu fait est naturel à chaque chose, car de lui dépend tout mode, nombre et ordre de la nature.”

2. L’ordre de la justice se réfère à la cause première qui est la règle de toute justice. C’est pour cette raison que Dieu ne peut rien faire en dehors de cet ordre.

3. Dieu inscrit dans les choses un certain ordre, en se réservant cependant d’agir parfois autrement pour une raison spéciale. C’est pourquoi, quand il agit en dehors de cet ordre, Dieu ne change pas.

Annexe 2 : extrait de la Perspective comme forme symbolique, Erwin Panofsky, éditions de minuit, p. 79

“(…) même là où -en terre romaine- l’art hellénistique va jusqu’à représenter des intérieurs ou des paysages réels, le monde ainsi élargi et enrichi n’atteint pas encore la cohésion d’un monde parfaitement unifié, c’est à dire d’un monde à l’intérieur duquel les corps et les intervalles d’espace libre qui les séparent seraient seulement les différenciations ou les modifications d’un continuum d’ordre supérieur (…) l’espace représenté reste un espace agrégatif ; nulle chance qu’il devienne ce qu’exigent et que réalisent les modernes : un espace systématique”.

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